Biographie du Président du CNT de Lybie
L’homme ne paie pas de mine. Austère et humble, il s’exprime posément, a des manières policées et sourit rarement. Mustapha Abdeljalil n’a rien du superhéros. C’est pourtant lui qui a osé défier Mouammar Kaddafi et pris la tête de la rébellion contre sa dictature. Aujourd’hui, il est l’une des rares personnalités à bénéficier d’un soutien national pour mener le pays à bon port durant la période de transition.
Tout dans le parcours d’Abdeljalil le prédestinait à être « l’homme de la situation » dans la Libye post-Kaddafi. L’environnement d’abord. Depuis le début du siècle dernier, la Cyrénaïque est la région rebelle par excellence. C’est là que le héros national Omar el-Mokhtar a organisé, à partir de 1912, la résistance à l’occupant italien, plus précisément dans les forêts du Djebel Lakhdhar (la montagne verte), aux portes d’El-Beïda, avant d’être pendu par les fascistes en 1931, à Benghazi. Dans les années 1990, Kaddafiy a fait bombarder des groupes de jeunes rebelles sans que le monde extérieur n’en sache rien.
Quatrième ville du pays avec 310 000 habitants, El-Beïda a une longue et riche histoire remontant aux Grecs anciens, qui y ont laissé des traces. Les fascistes italiens ont installé leurs colonies de peuplement dans la région, la plus arrosée du pays. El-Beïda a aussi abrité le siège du commandement de l’Afrikakorps pendant la Seconde Guerre mondiale. Au XIXe siècle, la confrérie des Senoussiya s’y est installée, faisant de la ville un centre de rayonnement religieux et éducatif. La famille royale des Senoussi y élira domicile et envisagera même d’en faire la capitale de la Libye à la place de Tripoli, avant que Kaddafi ne renverse la monarchie, en 1969. Depuis, les populations de la Cyrénaïque sont marginalisées, d’où leur hostilité au régime central. On comprend mieux pourquoi l’arc Benghazi-El-Beïda-Derna-Tobrouk est devenu l’axe stratégique des rebelles de l’Est, et Abdeljalil leur porte-drapeau.
FAN DE FOOT. C’est donc dans un cadre à la fois urbain et lettré que Mustapha Abdeljalil voit le jour en 1952, au sein d’une famille pieuse et conservatrice. D’où son cal sur le front, signe de piété, et sa chéchia, coiffe traditionnelle libyenne, fréquents dans la région. Après une scolarité dans sa ville natale, Abdeljalil démarre ses études supérieures en 1970, à l’université de Gar Younès, à Benghazi, où il passe une année, avant de les poursuivre à l’université d’El-Beïda, où il obtient, en 1975, un diplôme de droit (charia) à la faculté de langue arabe et d’études islamiques avec la mention « excellent ».
II voit le jour en Cyrénaïque, la région rebelle par excellence.
Abdeljalil était, surprise, féru de football, qu’il a pratiqué très jeune dans le club de sa ville natale, dont il sera par la suite le président Il n’abandonnera la pratique du seul hobby qu’on lui connaisse qu’à l’âge de 26 ans, lorsqu’il devient juge. Très populaire dans la région grâce au foot, Abdeljalil montre déjà des qualités de meneur d’hommes. Un jour, il demande et obtient qu’on rebaptise le club de El-Beïda («la Blanche») pour lui accoler la mention du Djebel Lakhdhar et en faire ainsi le club de toute la région. Il y a eu d’abord de fortes réticences, mais, finalement, tout le monde s’est rendu à son avis.
«Il avait une personnalité qui forçait le respect de tous ceux qui l’entouraient», raconte Fraj Bougacha, un écrivain qui l’a connu durant sa jeunesse. Ferme dans l’affirmation du droit, qu’il défendait d’une manière intransigeante, il passe très tôt pour un homme juste, honnête et pacifique. «Je n’ai donc pas été surpris qu’il devienne magistrat, poursuit Bougacha, et qu’il se soit taillé dès le départ la réputation du “juge avec lequel le droit ne se perd pas’ » La carrière d’Abdeljalil dans la magistrature se déroule à El-Beïda. Pendant trois mois, il est adjoint auprès du procureur de la ville, avant d’y être nommé juge en 1978, puis juge-conseiller. En 2002, il devient président de la cour d’appel. Quatre ans plus tard, il est président du tribunal. Déjà, dans le milieu des droits de l’homme de Tripoli, on parle de plus en plus de ce juge indépendant et exemplaire qui ose défier le « Guide » dans la justice qu’il rend.
JUGEMENTS MÉMORABLES. Le premier jugement que les vétérans du barreau libyen ont encore en mémoire et qui l’a rendu célèbre remonte à 1990. Fraj Salah Kabee a passé quinze ans dans les geôles de Kaddafi. Il est accusé d’appartenance à un parti politique dans un pays où les partis sont interdits. À sa sortie de prison, il porte plainte et demande réparation. L’affaire est jugée par Abdeljalil, qui «blanchit» Kabee et condamne l’État à lui verser une forte somme à titre de dédommagement.
Le deuxième jugement va encore plus loin et remonte à 1992. Kaddafi, pour mettre en pratique sa Théorie du « peuple armé », fait distribuer des fusils aux citoyens, mais exige que l’on déduise le prix des fusils de leurs salaires. Fait sans précédent, Mohamed Saleh Ail, un citoyen d’El-Beïda, trouve cette déduction illégale et porte plainte, ce qui était une sorte de « suicide» à l’époque. Abdeljalil hérite du dossier et ordonne que l’administration rembourse le plaignant et lui verse des dommages et intérêts équivalant à 50 % de la somme, avec exécution immédiate. C’est l’une des premières brèches ouvertes dans le mur de la peur.
Mais cela ne rend que plus mystérieuse la nomination d’Abdeljalil comme ministre de la Justice en janvier 2007. Était-ce, comme on le murmure, à l’instigation de Seif el-Islam, chargé de redorer l’image de son père aux yeux des capitales occidentales? Était-ce parce qu’Azzouz el-Taihi, originaire de la même tribu qu’Abdeljalil et ancien Premier ministre, aurait soufflé son nom à Kaddafi? Peut- être les deux à la fois, mais la question était sur toutes les lèvres.
En tout cas, l’arrivée de ce nouveau ministre de la Justice, qui refuse chauffeur et garde du corps, va redonner espoir aux familles des victimes d’Abou Salim, cet établissement pénitentiaire de triste mémoire, à Tripoli, où quelque 1 200 prisonniers politiques ont trouvé la mort en 1996 après s’être mutinés pour protester contre les conditions inhumaines de détention. Pendant des années, les familles ont été réduites au silence et privées de la moindre information sur le sort de leurs proches. Elles se sont même vu refuser la restitution des corps des victimes. Elles finissent par réussir à demander la libération de ceux qui ont survécu ainsi que des dédommagements. Abdeljalil ouvre le dossier du massacre d’Abou Salim et permet à certaines de ces revendications de connaître un début de satisfaction.
COUP D’ÉCLAT. Mais il y a loin de la coupe aux lèvres. En 2009, Abdeljalil recense plus de cinq cents détenus dont la peine est arrivée à son terme et qui sont maintenus en prison. Mais le ministère de la Justice ne peut rien, les centres de détention d’Abou Salim et d’Air Zar, dans la capitale, étant sous le contrôle des services de sécurité. «Des jugements ont été prononcés par les tribunaux pour qu’on les libère, déclare alors publiquement le ministre, mais ils n’ont pas été exécutés parles services de sécurité qui contrôlent ces prisons.» Or, on ne peut intenter une action en justice contre les responsables de la sécurité parce qu’ils bénéficient d’une immunité et sont couverts par leurs chefs, donc par Kaddafi. « Tout ce que nous pouvons faire, c’est nous adresser au Premier ministre et au Congrès général du peuple [CGP, Parlement 100% kaddafiste, NDLR] », s’exclamait alors un Abdeljalil impuissant devant des enquêteurs des organisations humanitaires internationales.
L’occasion lui est fourme le 28janvier 2010, lors de la session annuelle du CGP. Devant cinq cents délégués venus des quatre coins du pays, Abdeljalil présente sa démission. « Il y a des questions fondamentales sur lesquelles les congressistes auraient dû m’interroger, déclare-t-il. L’une d’elles est mon incapacité à faire exécuter des jugements émis par les tribunaux en faveur de trois cents détenus qui continuent de croupir en prison. Face à de telles difficultés et de tels obstacles, je ne suis pas en mesure de poursuivre ma mission en raison de mon incapacité à les surmonter. » Sauf qu’en Libye on n’a pas non plus le droit de démissionner du gouvernement de Kaddafi, qui est seul à décider de la date du départ de ses membres. «Ce n’était pas ma première démission comme ministre, c’était ma quatrième », révèle Abdeljalil devant un cercle d’amis.
FEUILLE DE ROUTE. Il demeure donc un an de plus, jusqu’au 21 février 2011, quatre jours après le déclenchement des manifestations pacifiques à travers tout le pays. Les brigades et milices de Kaddafi tirent sur la foule, faisant des dizaines de morts. Mais les révolutions des pays voisins, la Tunisie et l’Égypte, ont déjà fait tache d’huile. Les jeunes adoptent ce père de huit enfants et le pressent d’être leur image publique à l’intérieur comme à l’extérieur du pays. Le 5 mars, soit en l’espace d’une semaine, un Conseil national de transition (CNT) est formé sous sa présidence, avec le souci d’assurer l’équilibre entre les différentes régions et tribus du pays. Abdeljalil se pose en rassembleur et en architecte de la rébellion. II élabore une feuille de route pour la transition et gagne le soutien de la communauté internationale.
Lorsque Kaddafi menace de lancer des millions de ses partisans pour «épurer » la Libye des manifestants, qu’il appelle des «rats», et voyant que le combat est inégal, Abdeljalil n’hésite pas à appeler l’ONU et l’Otan en renfort. Réorganisés et mieux armés, les rebelles reprennent l’offensive. La route de Tripoli est ouverte, et avec elle celle de la sortie pour Kaddafi. Le 22 août, la capitale tombe. La transition démocratique peut commencer. Ce ne sera pas un chemin parsemé de roses, reconnaît Abdeljalil. Mais, pour lui, l’objectif est clair: «Ce sera le règne de l’État de droit. Tous ceux qui ont travaillé avec Kaddafi devront rendre des comptes. Je vais moi-même me soumettre, au même titre que tout autre responsable, au questionnement et à la loi pour les quatre années pendant lesquelles j’ai travaillé avec Kaddafi.».