Au Cameroun, la décentralisation n’est pas un droit en vigueur mais un droit à construire, un chantier réglementaire. C’est pourquoi j’invite les lecteurs à méditer, cette semaine, en faisant recours préférentiellement à une technique courante dans les chantiers de construction, à savoir, la géotechnique, question de déterminer le type de fondation et le niveau d’assise de cet ouvrage d’une nature particulière qu’est la décentralisation. La géotechnique est l’étude de l’adaptation des ouvrages (immeubles, voiries, ouvrages d’art…) aux sols pour la définition des fondations. On distingue les fondations superficielles des fondations profondes, qui varient selon la qualité du sol où le bâtiment doit être implanté, ainsi que selon la nature et la taille du bâtiment.
Prenant appui sur ces techniques qui ont cours dans l’architecture, l’urbanisme et le génie civil et qui permettent la construction d’ouvrages qui s’inscrivent dans la durée, il est important de se demander quelles sont les contraintes du sol camerounais par rapport à la réforme qu’est la décentralisation. Faut-il renforcer le sol, prévoir des fondations artificielles ou profondes ? Faut-il transplanter tel quel, le modèle occidental au nom de l’universalisme aveugle qui considère l’homme, soit comme un idéal, soit comme un etre abstrait, sans tenir compte des situations particulières ? L’universalisme ne se soutient-il pas du particularisme, les deux se complètant et se renforçant l’un, l’autre ? Mais, comment ignorer le relativisme que recommande le Doyen Charles DEBBASCH et suivant lequel dans un Etat, « l’administration, bras séculier du pouvoir exécutif, est soumise à la philosophie dont s’inspire le régime constitutionnel et au droit qui en est issu ». J’identifierai d’une part la nature des compétences à transférer aux communes camerounaises par le mécanisme de la décentralisation ainsi que les préalables qui leur sont propres (I), et d’autre part, les principes directeurs de la décentralisation camerounaise et les réponses aux contraintes du sol camerounais (II).
I- LA NATURE DES COMPETENCES A TRANSFERER ET LEURS PREALBLES
A- LES COMPETENCES TRANSFEREES AUX COMMUNES PAR LA LOI
Elles portent sur :
• La planification urbaine ;
• Les voiries urbaines ;
• Les espaces verts et jardins publics ;
• Les opérations d’aménagement ;
• L’éclairage des voies publiques ;
• L’adressage et la dénomination des rues, places et édifices publics ;
• L’assainissement ;
• Les transports urbains ;
• La gestion des centres de santé ;
• La police sanitaire ;
• La gestion des écoles maternelles et primaires ;

B- LES PREALABLES AU TRANSFERT DE COMPETENCES
Pour que le transfert de ces compétences ne s’apparente pas à un transfert de problèmes aux communes, certains préalables s’imposent.
1- Un cadre juridique de la décentralisation à compléter
a- Le décret d’application de la loi d’orientation de la décentralisation
Hormis Douala et Yaoundé, très peu de communes disposent d’un service technique et d’un personnel qualifié (ingénieur, urbanistes, etc.…). Le constat général dans nos communes est la sous-représentassion des agents qualifiés, l’insuffisante adéquation entre les profils et les emplois, ainsi qu’un sentiment de sous-effectif, en particulier dans les communes nouvellement créées.
Les agents décisionnaires destinés à des tâches d’exécutions (1ère-6ème catégorie) représentent plus de 80 des effectifs dans certaines communes. Par ailleurs, si les communes des grands centres urbains bénéficient d’un meilleur niveau de formation de leurs personnels, celles de villes moyennes ou petites ne disposent qu’exceptionnellement de cadres ou d’agents de maîtrise de niveau Baccalauréat plus trois.
Ce déficit en personnel est la plupart du temps lié à l’insuffisance des ressources financières et matérielles des communes, et constitue une entrave à l’effectivité du transfert des compétences, ce qui a fait dire à un magistrat municipal qu’il attendait le transfert des ressources (humaines, financière et matérielles) avant de savoir ce qu’il pouvait faire.
On peut classer les communes camerounaises en quatre catégories :
– Les communautés urbaines de Yaoundé et Douala qui disposent de moyens humains et matériels relativement importants et assument toutes seules l’ensemble des missions de maîtrise d’ouvrage de projets de taille plus ou moins importante. Elles disposent des services techniques structurés comprenant des cadres de divers niveaux d’expérience ;
– Une poignée de communes pour la plupart, des chefs lieux des régions (Bamenda, Yaoundé, Bafoussam …) qui disposent d’un embryon de service techniques dirigé par un ingénieur. Mais la capacité de maîtrise est limitée.
– Les anciennes communes urbaines, notamment celles abritant les chefs lieux de département et une poignée de chefs lieux d’arrondissements importants ;
– Les autres communes, que j’appelle , le quart monde communal, qui ne disposent ni de moyens financiers, ni de moyens humains pouvant leur permettre de conduire des projets.
A L’intension des communes dépourvues de personnels de ce type, concernées par le transfert de compétences, l’article 80 de la loi d’orientation de la décentralisation prévoit l’éventualité d’un transfert progressif de services ou de parties de services déconcentrés de l’Etat, sur recommandation du conseil national de la décentralisation.
Avant le transfert effectif de ces services déconcentrés, les conditions d’utilisation de chaque service de l’Etat par ces communes, sont déterminées par des conventions passées entre le représentant de l’Etat et le maire suivant des modalités fixées par voie réglementaire. Mais le décret d’application de cette loi est toujours attendu.
Il est plus que nécessaire de compléter le cadre juridique de la décentralisation (prise de décret d’application), afin de permettre aux communes de disposer de tous les moyens d’accompagnement (tant humains que matériels) qui sont prévus par la loi.
b- La loi sur la fiscalité locale
L’article 22 de la loi d’orientation de la décentralisation stipule que les ressources nécessaires à l’exercice par les communes de leurs compétences leur sont dévolues soit par transfert de fiscalité, soit par dotation, soit par les deux a la fois. C’est dire que le financement des compétences transférées est aussi bien assuré en interne par chaque commune par le biais de la fiscalité locale propre à cette commune et dépend de ses atouts économiques, du dynamisme de son maire, et de la perception optimale des impôts, qu’en externe par le biais du contribuable national (dotation générale de la décentralisation). Le principe de l’autonomie veut que le législateur camerounais détermine l’assiette et le mode de recouvrement des impôts locaux.
II- Les principes directeurs de la décentralisation camerounaise et les réponses aux contraintes du sol camerounais
Les réformes sont dérisoires si, auparavant, les principes de la réforme n’ont été ni pensés, ni exprimés, ni adoptés. La réussite de la décentralisation camerounaise est tributaire des principes qui l’irriguent.
Trois principes directeurs vont guider cette reforme :
– Le principe de subsidiarité ;
– Le principe de progressivité ;
– Le principe de complémentarité.
A- Le principe de subsidiarité
C’est une maxime politique et sociale selon laquelle la responsabilité d’une action publique, lorsqu’elle est nécessaire, doit être allouée à la petite entité capable de résoudre le problème d’elle-même. Il va de pair avec le principe de suppléance, qui veut que quand les problèmes excédent les capacités d’une petite entité, l’échelon supérieur a alors le devoir de la soutenir, dans les limites de subsidiarité.
C’est donc le souci de veiller à ne pas faire à un niveau plus élevé ce qui peut l’être avec plus d’efficacité à une échelle plus faible, c’est-à-dire la recherche du niveau pertinent d’action publique.
La signification du mot latin d’orientation (subsidiai troupe de réserve, subsidium réserve/ recours/ appuis) reflète bien ce double mouvement, à la fopis de non-intervention (subsidiarité) et de capacité d’intervention (suppléance).
La subsidiarité peut être :
– descendante : délégation ou attribution de pouvoirs vers un échelon plus petit, on parle alors de dévolution ou décentralisation. Concrètement, lors d’une subsidiarité descendante, c’est l’échelon supérieur qui décide, qui doit connaître quelle question (c’est notre cas) ;
– ascendante : attribution de pouvoirs vers une entité plus vaste, on parle alors de fédération ou, entre pays, de supranationnalité. Concrètement, lors d’une subsidiarité ascendante, c’est l’échelon inférieur qui décide qui doit connaître quelle question.
B- Le principe de progressivité
Ce principe s’exprime dans le rapport au temps. Elle traduit le fait que l’environnement extérieur accroît régulièrement sa difficulté, sa septicité. Une espèce vivante plongée subitement dans un nouveau milieu peut disparaître subitement par manque d’adaptation, donc incapacité à faire face avec ses propres moyens aux nouvelles conditions d’existence.
Sur cette base, l’on peut comprendre que l’Etat soit appelé à procéder de manière progressive au transfert des compétences. Cette progressivité peut être matérielle ou géographique.
Aux termes de l’article 67 de la constitution, « les nouvelles institutions de la république prévues par la présente constitution seront progressivement mises en place. Pendant leur mise en place et jusqu’à cette mise en place, les institutions de la république actuelles demeurent et continuent de fonctionner ». Les analystes ont, à première vue, affirmé que cet article participe du renouveau de ce constitutionnalisme rédhibitoire dont l’essor était révélé et dénoncé voici plus d’une décennie déjà de cela, opposant l’acquis formel et le vécu institutionnel, la constitution rêvée et proclamée, et la constitution vécue et appliquée.
Mais la question qui mérite d’être posée est celle-ci : le constituant pouvait-il raisonnablement faire autrement ? La réponse à cette interrogation est, à notre avis, négative. Il faut en effet se faire à l’idée qu’aucune politique, en matière de décentralisation notamment, ne peut faire abstraction du temps. Comme le souligne admirablement le professeur PONTIER, « la décentralisation ne peut être pensée, et surtout appliquée, que par rapport au temps. Faute de temps suffisant, un certain nombre de régimes ont échoué dans les reformes qu’ils voulaient réaliser (…) Le temps apparaît toujours comme un facteur important de la réforme de l’organisation locale« . Ce phénomène n’a, au demeurant, rien de surprenant ; car, en fait, « quelle que soit la volonté d’aller vite, tout ne peut être fait en même temps. Il faut toujours renvoyer dans l’avenir une partie de la tâche. Ainsi l’article 67 de la constitution révisée de 1972 apparaît simplement comme un aveu du constituant de ne pouvoir tout régler en même temps.
En France, pays de tradition centralisatrice, où l’unité du pays est l’indivisibilité ont prévalu sur la diversité locale, ce n’est que progressivement qu’a été instituée l’élection des membres des conseils municipaux, le maire restant nommé par le pouvoir central jusque sur le second Empire.
La IIIe république à opéré des réformes fondamentales, par la loi du 10 Août 1871 relative à l’organisation des départements et la loi du 5 avril 1884 relative aux communes, permettant que les maires soient désormais élus, sauf à Paris. Ce n’est que depuis une loi du 31 décembre 1975 que la ville de paris est dotée d’un maire élu, certaines compétences en matière de police municipale restant dévolues au préfet de Paris.
C- Le principe de complémentarité
La loi est claire « les compétences transférées ne sont pas exclusives. Elles sont exercées de la manière concurrente par l’Etat et la commune’’ (article 15 de la loi d’orientation de la décentralisation). La loi prône la collaboration entre les collectivités territoriales et l’Etat et ceci se justifie par le fait que c’est « l’Etat qui veille au développement harmonieux de toutes les CTD, sur la base de la solidarité nationale, des potentialités régionales et de l’équilibre interrégional’’ (article 55 de la constitution)
La logique des transferts commande la collaboration entre les collectivités.« L’Etat n’est jamais totalement dessaisi à la suite des transferts de compétences. Ces derniers signifient plus un partage de compétences impliquant une possible concurrence qu’une attribution exclusive d’une sphère de compétences’’ écrit le professeur Jean Marie PONTIER. Comment pourrait-on d’ailleurs imaginer que chaque collectivité locale puisse avoir une politique ignorant celle d’un Etat de surcroît unitaire et indivisible ? Même dans l’hypothèse d’un partage de compétences caractérisé par l’exclusivité des interventions, « il serait difficile de croire que l’Etat puisse admettre de ne pas susciter, coordonner, harmoniser ».
Le cofinancement ou le financement des opérations est un des mécanismes mis sur pied par le législateur pour promouvoir la coopération entre l’Etat et les collectivités décentralisées. Le Fonds Spécial d’Equipement et d’intervention Intercommunale (F.E.I.C.O.M.) s’est vu confier entre autres la promotion de ‘’ l’entraide entre les communes ‘’ notamment par des avances de trésorerie.
La collaboration est également instituée entre les communes par le triple jeu du syndicat des communes, le contrat de ville et le contrat de partenariat. L’une des caractéristiques de la décentralisation aujourd’hui, écrit le professeur PONTIER, est d’appeler la concertation entre collectivités locales. Notre temps est bien, comme cela n’avait jamais été le cas auparavant, le temps de la concertation entre celle-ci. Cette concertation est d’autant plus nécessaire au Cameroun que les collectivités décentralisées sont devenus nombreuses, diverses, dotées de ressources financières inégales et plus soucieuses de leurs intérêts propres que du développement cohérent de l’ensemble du territoire national.
D- Le jus soli de la décentralisation camerounaise ou comment rentabiliser la municipalisation des villages Camerounais
L’accès rapide des villages camerounais à la municipalisation est garante de leur croissance et de l’émergence d’une économie locale. L’étendue du travail abattu est de loin immense par rapport à ce que l’Etat peut faire seul et les effets sont en fin de compte ressentis par le corps social national. Toutefois, certaines actions d’accompagnement de ces mutations institutionnelles s’avèrent indispensable si on ne veut pas rester dans une décentralisation d’autosuggestion basée sur la persuasion, la répétition et l’effet placebo.
Il en est ainsi et précisément dans les communes du quart monde communal d’une double nécessité :
1- De la nécessité de financement systématique de la maitrise d’œuvre externe
Pour permettre aux communes ne disposant pas de compétences requises de conduire les projets, il est nécessaire de faire financer systématiquement par l’Etat, la maîtrise d’œuvre de tout projet dont ces communes exercent la maîtrise d’ouvrage. La dotation générale de la décentralisation prévue à l’article 23 de loi d’orientation de la décentralisation est une des ressources susceptibles de prendre en charge ces dépenses de maîtrise d’œuvre. Le maître d’œuvre est la personne physique ou morale de droit public ou privé chargé par le maître d’ouvrage d’assurer la défense de ses intérêt aux stades de la définition, de l’élaboration, de l’exécution et de la réception des prestations.
2- De la nécessité du rétablissement de l’impôt forfaitaire à coté de l’impôt libératoire
L’impôt libératoire qui a supplanté l’impôt forfaitaire est basé essentiellement sur les activités. Certaines communes n’ont aucune activité et ne présentent qu’un potentiel humain sûr pouvant représenter par lui-même, une ressource fiscale durable. Dans des conditions actuelles et en l’état actuel de la loi, cette ressource humaine est une véritable déperdition fiscale pour ces communes, depuis la loi des finances de 1995 qui avait supprimé l’impôt forfaitaire, au profit de l’impôt libératoire, sous prétexte que l’impôt forfaitaire rappelait la gestion du bétail et la colonisation. Je dois d’ailleurs relever, pour le déplorer, que, à l’observation, l’impôt forfaitaire est un impôt injuste : c’est ceux qui sont actifs qui le payent. Ceux qui sont inactifs ne le payent pas, bien qu’ils ne soient pas dispensés de la revendication des services de base que sont les routes, les écoles, les centres de santé, l’éclairage public, et qui sont la raison d’être de la décentralisation.
Les actions mentionnées dans ce texte et bien d’autres, visent à accommoder la décentralisation au sol camerounais, de sorte à obtenir ce que j’appelle la légitimité simultanée de la décentralisation et du sol, car de toute évidence, la décentralisation a son droit, chaque sol a son droit.