28 mai 1954 – Barel
Liberté d’opinion des fonctionnaires
Analyse

Par décisions des 3 et 7 août 1953, le secrétaire d’État à la présidence du conseil refusa cinq candidatures au concours d’entrée de l’Ecole nationale d’administration. Quelques jours plus tard, la presse publiait un communiqué d’après lequel un membre du cabinet du secrétaire d’État avait déclaré que le gouvernement ne voulait accepter aucun candidat communiste à l’E.N.A. Les cinq intéressés saisirent le Conseil d’État de recours en annulation, en soutenant que l’autorisation de concourir leur avait été refusée uniquement en raison des opinions politiques qui leur avaient été imputées.

Le juge administratif considérait traditionnellement que des candidats, même s’ils remplissaient les conditions législatives et réglementaires, n’avaient pas de droit à concourir, et qu’il appartenait au ministre d’écarter, dans l’intérêt du service, ceux qu’il estimait incapables de remplir la fonction “selon l’esprit et le but en vue desquels la loi l’a instituée”. Ce pouvoir était soumis au contrôle minimum de l’erreur de droit, de l’inexactitude matérielle et du détournement de pouvoir.

Par l’affaire Barel, le Conseil d’État a jugé que l’administration peut, pour apprécier dans l’intérêt du service si les candidats présentent les garanties requises pour l’exercice des fonctions auxquelles l’E.N.A. donne accès, tenir compte de faits et de manifestations contraires à la réserve que doivent observer ces candidats. En revanche, elle ne saurait, sans méconnaître le principe de l’égalité d’accès de tous les Français aux emplois et fonctions publics, inscrit dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, écarter quelqu’un de la liste des candidats en se fondant exclusivement sur ses opinions politiques. Le Conseil d’État a ainsi refusé de traiter l’opinion communiste comme différente d’une autre opinion politique et de considérer que l’appartenance au parti communiste serait incompatible avec l’appartenance à la fonction publique, contrairement à la position prise à l’époque par certaines démocraties occidentales. Ce faisant, il confirmait avec éclat sa jurisprudence classique sur la liberté d’opinion des fonctionnaires, qui n’est qu’une application particulière de l’alinéa 5 du préambule de la Constitution de 1946, selon lequel “nul ne peut être lésé, dans son travail ou son emploi, en raison de ses origines, de ses opinions et de ses croyances”.

Par la suite, le Conseil d’État a renforcé son contrôle sur les décisions de refus d’admission à concourir, exerçant un contrôle normal qui l’amène à censurer toute erreur dans la qualification juridique des faits (Section 10 juin 1983, R…, n°34832, p. 251).

La décision du 28 mai 1954 est également remarquable en ce qu’elle précise les règles relatives à la charge de la preuve et les pouvoirs d’instruction du juge administratif. La procédure d’instruction devant la juridiction administrative a un caractère inquisitoire ; le demandeur n’a pas la charge de la preuve mais doit seulement se montrer précis et réunir, à l’appui de ses allégations, tous les moyens de preuve dont il peut disposer. Le juge peut rejeter comme telle une requête trop imprécise ; il se doit en revanche d’ordonner des mesures d’instruction pour compléter le dossier lorsque la requête comporte un ensemble de présomptions sérieuses. En l’espèce, le Conseil d’État, considérant que les requérants se prévalaient à l’appui de leur allégation de circonstances et de faits précis constituant de telles présomptions, a fait usage de son pouvoir d’exiger de l’administration la production de tous documents susceptibles d’établir la conviction du juge pour demander la production des dossiers constitués sur la candidature de chacun des requérants. Il a ensuite déduit du refus de l’administration de déférer à cette demande et de l’ensemble des circonstances de l’affaire que l’allégation des requérants, quant au motif du refus qui leur avait été opposé, devait être regardée comme établie.

28 mai 1954 – Barel – Rec. Lebon p. 308