17 février 1950 – Ministre de l’agriculture c/ Dame Lamotte – Rec. Lebon p. 110
Conseil d’Etat
statuant
au contentieux
N° 86949
Publié au Recueil Lebon

Assemblée

M. Desprès, Rapporteur
M. Delvolvé, Commissaire du gouvernement

M. Cassin, Président

Lecture du 17 février 1950

REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

Vu le recours et le mémoire ampliatif présentés pour le ministre de l’agriculture, enregistrés au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat les 28 octobre 1946 et 23 février 1948 et tendant à ce qu’il plaise au Conseil annuler un arrêté en date du 4 octobre 1946 par lequel le conseil de préfecture de Lyon a annulé un arrêté en date du 10 août 1944 par lequel le préfet de l’Ain avait concédé au sieur de Testa, en vertu de l’article 4 de la loi du 23 mai 1943, le domaine dit « du Sauberthier » sis commune de Montluel appartenant à la dame Lamotte née Vial ; Vu les lois du 19 février 1942 et du 23 mai 1943 ; Vu l’ordonnance du 9 août 1944 ; Vu l’ordonnance du 31 juillet 1945 ;
Considérant que, par un arrêté du 29 janvier 1941, pris en exécution de la loi du 27 août 1940, le préfet de l’Ain a concédé « pour une durée de neuf années entières et consécutives qui commenceront à courir le 1er février 1941 », au sieur de Testa le domaine de Sauberthier [commune de Montluel], appartenant à la dame Lamotte, née Vial ; que, par une décision du 24 juillet 1942, le Conseil d’Etat a annulé cette concession par le motif que ce domaine « n’était pas abandonné et inculte depuis plus de deux ans » ; que, par une décision ultérieure, du 9 avril 1943, le Conseil d’Etat a annulé, par voie de conséquence, un second arrêté du préfet de l’Ain, du 20 août 1941, concédant au sieur de Testa trois nouvelles parcelles de terre, attenantes au domaine ;
Considérant enfin que, par une décision du 29 décembre 1944, le Conseil d’Etat a annulé comme entaché de détournement de pouvoir un troisième arrêté, en date du 2 novembre 1943, par lequel le préfet de l’Ain « en vue de retarder l’exécution des deux décisions précitées du 24 juillet 1942 et du 9 avril 1943 » avait « réquisitionné » au profit du même sieur de Testa le domaine de Sauberthier ;
Considérant que le ministre de l’Agriculture défère au Conseil d’Etat l’arrêté, en date du 4 octobre 1946, par lequel le conseil de préfecture interdépartemental de Lyon, saisi d’une réclamation formée par la dame Lamotte contre un quatrième arrêté du préfet de l’Ain, du 10 août 1944, concédant une fois de plus au sieur de Testa le domaine de Sauberthier, a prononcé l’annulation de ladite concession ; que le ministre soutient que le conseil de préfecture aurait dû rejeter cette réclamation comme non recevable en vertu de l’article 4 de la loi du 23 mai 1943 ;
Considérant que l’article 4, alinéa 2, de l’acte dit loi du 23 mai 1943 dispose : « L’octroi de la concession ne peut faire l’objet d’aucun recours administratif ou judiciaire » ; que, si cette disposition, tant que sa nullité n’aura pas été constatée conformément à l’ordonnance du 9 août 1944 relative au rétablissement de la légalité républicaine, a pour effet de supprimer le recours qui avait été ouvert au propriétaire par l’article 29 de la loi du 19 février 1942 devant le conseil de préfecture pour lui permettre de contester, notamment, la régularité de la concession, elle n’a pas exclu le recours pour excès de pouvoir devant le Conseil d’Etat contre l’acte de concession, recours qui est ouvert même sans texte contre tout acte administratif, et qui a pour effet d’assurer, conformément aux principes généraux du droit, le respect de la légalité. Qu’il suit de là, d’une part, que le ministre de l’Agriculture est fondé à demander l’annulation de l’arrêté susvisé du conseil de préfecture de Lyon du 4 octobre 1946, mais qu’il y a lieu, d’autre part, pour le Conseil d’Etat, de statuer, comme juge de l’excès de pouvoir, sur la demande en annulation de l’arrêté du préfet de l’Ain du 10 août 1944 formée par la dame Lamotte ;
Considérant qu’il est établi par les pièces du dossier que ledit arrêté, maintenant purement et simplement la concession antérieure, faite au profit du sieur de Testa, pour une durée de 9 ans « à compter du 1er février 1941 », ainsi qu’il a été dit ci-dessus, n’a eu d’autre but que de faire délibérément échec aux décisions susmentionnées du Conseil d’Etat statuant au contentieux, et qu’ainsi il est entaché de détournement de pouvoir ;

DECIDE :

DECIDE : Article 1er – L’arrêté susvisé du conseil de préfecture de Lyon du 4 octobre 1946 est annulé. Article 2 – L’arrêté du préfet de l’Ain du 10 août 1944 est annulé. Article 3 – Expédition de la présente décision sera transmise au ministre de l’Agriculture.

Analyse du Conseil d’Etat

Par la décision Ministre de l’agriculture c/ Dame Lamotte, le Conseil d’État juge qu’il existe un principe général du droit selon lequel toute décision administrative peut faire l’objet, même sans texte, d’un recours pour excès de pouvoir.

La loi du 17 août 1940 avait donné aux préfets le pouvoir de concéder à des tiers les exploitations abandonnées ou incultes depuis plus de deux ans aux fins de mise en culture immédiate. C’est en application de cette loi que, par deux fois sans compter un arrêté de réquisition, les terres de la dame Lamotte avaient fait l’objet d’un arrêté préfectoral de concession. Le Conseil d’État avait annulé à chaque fois ces décisions. Par un arrêté du 10 août 1944, le préfet de l’Ain avait de nouveau concédé les terres en cause. Mais une loi du 23 mai 1943, dont le but manifeste était de contourner la résistance des juges à l’application de la loi de 1940, avait prévu que l’octroi de la concession ne pouvait « faire l’objet d’aucun recours administratif ou judiciaire ». Sur le fondement de cette disposition, le juge administratif aurait dû déclarer le quatrième recours de la dame Lamotte irrecevable.

Le Conseil d’État ne retint pas cette solution en estimant, aux termes d’un raisonnement très audacieux mais incontestablement indispensable pour protéger les administrés contre l’arbitraire de l’État, qu’il existe un principe général du droit selon lequel toute décision administrative peut faire l’objet, même sans texte, d’un recours pour excès de pouvoir et que la disposition de la loi du 23 mai 1943, faute de l’avoir précisé expressément, n’avait pas pu avoir pour effet d’exclure ce recours. Le même raisonnement prévaut s’agissant du droit au recours en cassation (CE, ass., 7 février 1947, d’Aillières, p. 50).

En application de cette jurisprudence, confirmée à plusieurs reprises, le pouvoir réglementaire ne peut jamais interdire le recours pour excès de pouvoir contre les décisions qu’il prend. Certes, en principe, le législateur, s’il le précisait, pourrait interdire le recours pour excès de pouvoir contre certaines décisions. Mais, dans le contexte normatif actuel, une telle disposition se heurterait sans doute aux stipulations du droit international relatives aux droits des individus à exercer un recours effectif contre les décisions administratives. La Cour de justice des communautés européennes en a fait un principe général du droit communautaire (15 mai 1986, Johnston, p. 1651) et l’article 13 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales prévoit le droit à un recours effectif pour toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la Convention auraient été méconnus. Elle serait également et surtout contraire aux normes et principes de valeur constitutionnelle puisque, dans une décision du 21 janvier 1994 (93-335 DC, p. 40), confirmée par une décision du 9 avril 1996 (96-373 DC), le Conseil constitutionnel a rattaché le droit des individus à un recours effectif devant une juridiction en cas d’atteintes substantielles à leurs droits à l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen qui fait partie du bloc de constitutionnalité.