Le juriste n’est pas un usager de la voie publique comme les autres. Il la fréquente à la manière dont les médecins auscultent leurs patients : avec un regard de professionnel1(*).
S’il emprunte la « rue de la République » de la commune X, il sait qu’il a fallu une délibération du conseil municipal pour que cette voie soit ainsi dénommée, lorsque la rue appartient au domaine public2(*) de la commune3(*) ; en revanche, s’il fréquente une voie privée, il sait que seul le propriétaire de celle-ci est compétent pour lui donner, le cas échéant, une dénomination. En principe, conseil municipal et propriétaire privé sont libres de choisir la dénomination des voies relevant de leur compétence ; toutefois, le maire, en vertu de son pouvoir de police administrative générale, pourrait interdire la dénomination d’une voie privée ou publique communale qui porterait atteinte à l’ordre public.

La rue est donc « le monde du droit »4(*). C’est elle qui a constitué le contexte ou encore de socle à de nombreuses décisions importantes rendues par le juge administratif : par exemple, la contestation de l’arrêté de 1927 du maire de Cannes interdisant à tout véhicule de transport en commun de prendre ou de laisser des voyageurs dans l’agglomération de Cannes, sans autorisation du maire, a permis au Conseil d’Etat de reconnaître au maire la faculté de protéger l’entreprise concessionnaire de la commune contre la concurrence d’autres entreprises5(*) ; l’interdiction illégale faite à un photographe d’exercer sa profession dans la rue a permis au juge d’affirmer le principe de la liberté de commerce et de l’industrie6(*) ; le libre accès du riverains à la voie publique étant une liberté fondamentale dérivée du droit de propriété, une commune lui porte une atteinte grave et manifestement illégale en empêchant le libre accès de garages ou d’entrepôts à cette voie7(*).

La rue, est également un espace politique : d’une part, les pouvoirs politiques créent puis utilisent les décors urbains comme expression symbolique de leur puissance : espaces grandioses célébrant gloire et magnificence, lieu de défilés, monuments, etc. D’autre part, la rue est un espace politique à disposition du peuple qui peut y manifester son mécontentement ; la rue est alors le théâtre des affrontements politiques et sociaux, et son rôle est amplifié dès qu’il y a crise : insurrections, guerres civiles et autres manifestations d’importance historique ont ainsi eu lieu dans la rue.

La rue est en définitive un espace de liberté et un espace de contraintes : s’y exerce constamment la nécessité de concilier le maintien de l’ordre public et l’exercice des libertés par les individus dans l’espace public.

Le droit applicable à la rue se caractérise par conséquent « par la recherche d’un équilibre permanent entre l’affirmation de libertés fondamentales, telles celles de circuler ou de stationner, et les restrictions posées à ces libertés à certaines usagers de la voie publique, afin de faciliter la circulation ou le stationnement d’autres de ces usagers. Or, ceux-ci sont particulièrement nombreux et divers, qu’il s’agisse par exemple des commerçants, des automobilistes, ou des piétons, ou des propriétaires de chiens, ce qui rend le point d’équilibre entre l’autorisation et l’interdiction fluctuant à la fois dans le temps et dans l’espace »8(*).

Mais, aussi claire que puisse paraître la formulation d’ensemble de notre sujet, la nécessité d’une rigueur dédoublée de cohérence, en vue de rendre à notre analyse toute sa validité, nous impose un effort de définition car, comme le souligne le Professeur Georges Burdeau, un mot est susceptible de « désigner plusieurs objets possibles »9(*).

Il existe de multiples façons de désigner les lieux de passage affectés à la circulation publique : chemins, routes, voie publique, etc. La notion de rue possède cependant une spécificité dans la mesure où est envoie à l’idée d’urbanité, à la ville, et à toutes les activités qui peuvent y prendre place. En ce sens, la notion de rue est plus large que celle de voie publique10(*).

Les libertés publiques sont quant à elles, des droits de l’homme reconnus, définis et protégés juridiquement. Il n’en demeure pas moins que cette notion de libertés publiques doit être distinguée des notions de droits de l’homme et de droits fondamentaux11(*).

Et enfin, la police administrative peut être définie comme une activité qui vise à assurer le maintien de l’ordre public, sans tendre à la recherche et à l’arrestation des auteurs d’une infraction déterminée.

La polysémie du concept de rue impose de circonscrire le sujet au lien entre la rue et la police administrative d’autant plus que dans nos Etats, la rue est en permanence un espace de revendication, sujet à l’application de mesures de police administrative.

L’on se rend ainsi compte de la complexité de la mission assignée aux autorités de police administrative dans leur quête de domestication de cet espace public qu’est la rue. Celle-ci, ne devient pas seulement le cadre privilégié pour l’exercice des pouvoirs de police mais une formidable scène d’expérimentation de toutes les possibilités qu’offre le recours à la notion d’ordre public dans les limitations des droits et libertés des individus.

Dès lors, la question de droit qu’il sied de se poser est la suivante : Que peut bien nous révéler le lien qui existe entre la rue et la notion de police administrative ?

Le recours à la trilogie traditionnelle définissant l’objet de la police administrative -à savoir sécurité, tranquillité et salubrité publiques- auquel s’ajoute également la moralité publique, se sont belle et bien avérées efficace dans la quête de domestication de la rue. Qu’il s’agisse par exemple de tout ce qui intéresse la sûreté et la commodité du passage dans les rues, ce qui comprend le nettoiement, l’éclairage, l’enlèvement des encombrements, la démolition ou la réparation des édifices menaçant de ruine. L’autorité de police administrative, va tout naturellement réprimer les dépôts, déversements, déjections, projections de toute matière ou objet de nature à nuire, en quelque manière que ce soit, à la sûreté ou à la commodité du passage ou à la propreté des voies publiques. Qui pourrait également s’offusquer lorsque la police administrative prend le soin de réprimer les atteintes à la tranquillité publique telles que les rixes et disputes accompagnées d’ameutement dans les rues, le tumulte excité dans les lieux publiques, les attroupements, les bruits qui troublent le repos des habitants et tous actes de nature à compromettre la tranquillité publique. En vérité, la mission assignée aux autorités de police administrative est primordiale dans la mesure où il leur est demandé de garantir l’ordre public sans lequel l’exercice des libertés ne saurait être assuré. Le maintien de l’ordre public étant donc une nécessité pour l’exercice des libertés, il en découle que, dans certaines circonstances, les libertés peuvent être limitées pour sauvegarder l’ordre public.

Seulement voilà, une étude approfondie de la notion contemporaine de l’ordre public permet d’établir que sa définition ne peut être qu’approchée, en raison de son caractère évolutif et surtout subjectif. Ainsi son contenu ne cesse de s’accroitre et couvre des domaines de plus en plus complexes et variés, ce qui parfois semble modifier la nature même de la notion. En effet, la notion d’ordre public doit s’adapter en permanence aux aspirations de la société et, tantôt protéger, tantôt restreindre des libertés publiques ou individuelles.

La rue va une fois de plus, nous révéler cette évolution de la notion d’ordre public. Une évolution qui, loin d’être passé inaperçue s’érige en ce qu’on pourrait bien qualifier de « notion contemporaine de l’ordre public ».

La présente étude est née de deux considérations : d’une part, notre envie d’un réinvestissement de ce point cardinal du droit administratif qu’est « le droit de la police administrative » ; d’autre part, l’intuition que la rue pouvait offrir à cet égard un bon angle d’analyse. La présente étude se situe dans une perspective tendant à dégager à terme, le statut des libertés publiques face à une notion d’ordre public qui se renouvelle constamment.

La présente étude invite d’ailleurs à s’inspirer de la méthode multidisciplinaire, laquelle a le mérite de faciliter la délimitation du problème qui se pose à nous afin d’orienter nos recherches.

Nous nous attèlerons par conséquent dans une première partie à présenter la « rue » comme objet de la police administrative dans la mesure où, nombreuses sont les dispositions tendant au rétablissement de l’ordre public qui se sont inspirées de cet espace public, puis dans une seconde partie, de prendre la rue à « témoin » pour justifier ce qui semble se profiler à l’horizon, à savoir un renouvellement contemporain de l’ordre public.