Présentation succincte

La théorie de la justice de Rawls s’appuie d’abord sur les postulats philosophiques de Kant : En matière de règle de gouvernement politique et social, le Juste doit primer sur le Bien compris comme ensemble de valeurs collectives. Autrement dit, c’est la justice dans la répartition des avantages et des charges de chacun qui doit définir les principes de la coopération sociale entre les individus d’un pays, et non les valeurs religieuses, philosophiques, ou de quelque nature spirituelle que ce soit (rupture avec la pensée issue d’Aristote). Dans le même sens, l’horizon de la philosophie politique de John Rawls est centré sur la personne individualisée, et non sur une collectivité indistincte de personnes (rupture avec les pensées utilitaristes ou marxistes). Plus précisément, il s’agit, dans la ligne de Kant, de favoriser l’acquisition des deux qualités « morales » nécessaires à une vie en société conciliant l’autonomie individuelle et la coopération sociale : une conception personnalisée du Bien permettant à chacun de donner un sens à son existence ; une conception individualisée du Juste, permettant à chacun d’accepter l’idée de l’existence des autres conceptions du Bien, et d’ajuster ses propres conceptions en conséquence, afin de favoriser la coopération sociale.

Sur la base ces conceptions de la personne et de la coopération sociale, Rawls propose une théorie de la justice qui constituerait une sorte de charte régulatrice du fonctionnement d’une société juste. Cette théorie se propose notamment de surmonter les contradictions relatives à deux grandes catégories de contradictions qui affectent les sociétés démocratiques : la contradiction entre la liberté et l’égalité, d’une part ; celle, d’autre part, au sein de la sphère socio-économique, entre la justice et l’efficacité économique.

La théorie débouche sur deux principes de justice : le premier concernant le domaine des libertés, le second, celui de la détermination des postions sociales et de la répartition des biens économiques. Avant de les présenter, il reste à préciser trois questions :

– Quels sont les destinataires des principes ?: les principales institutions (politiques, économiques, juridiques), qui peuvent agir pour rétablir des conditions de justice. Ces principes de justice ne s’adressent donc pas aux particuliers, ni même aux institutions privées (entreprises ou associations, notamment).

– Que s’agit-il de répartir ?: des « biens premiers » (positions sociales, revenus, biens matériels ; mais également, libertés, pouvoirs ou conditions de l’estime de soi).

– Quelle est la méthode de détermination des principes de justice ? : la méthode dite de le « position originelle ». Il s’agit d’une méthode à caractère purement heuristique, mettant en présence des partenaires représentant les différents groupes sociaux chargés d’élaborer ces principes, qui font l’expérience d’un retour à une position originelle ; ils sont donc supposés tout ignorer de leur propre situation (statut social, sexe, citoyenneté, etc.) dans la société appelée à être régie suivant les règles de justice qu’ils doivent formuler (ils sont sous voile d’ignorance). Pour être en mesure d’élaborer des principes de justice, ces partenaires ont connaissance de certaines données générales concernant le fonctionnement des sociétés démocratiques : Constitutions, grands principes économiques, etc., et surtout, un certain nombre de théories existantes de justice qui les aideront à élaborer les principes les plus adéquats.

Suite à la démarche méthodologique ainsi décrite, les partenaires dans la position originelle devraient parvenir, selon Rawls, à s’accorder sur les principes suivants (présentés ici dans une formulation très simplifiée):

1er principe de justice : l’égalité dans les libertés de base, les plus étendues possibles.

Principe qui appelle les précisions suivantes :

– les « libertés de base » ne sont pas les libertés en tant que telles, mais celles absolument nécessaires au fonctionnement démocratique pour un degré de développement social donné. Par exemple, la propriété privée des moyens de production ne fait pas partie de ces libertés de base qui doivent être étendues. Elle peut donc être réglementée (restreinte), sans enfreindre les principes de justice.

– Ces libertés de base comprendraient, selon une liste indicative de Rawls : les libertés liées aux droits de l’homme (liberté de conscience, d’expression, d’association, etc.), libertés civiques et politiques, et, les libertés liées à la mobilité sociale, familiale, politique et économique (le choix de son emploi, notamment).

– Ce qui importe, autant que leur extension, c’est l’égalité de tous devant les libertés de base (égalité du cadre d’entreprise et du chômeur face au choix de leur emploi, par exemple).

– Enfin, le premier principe (sur les libertés de base), prime sur le second (sur la répartition socio-économique : on ne peut restreindre une liberté de base, pour faire prévaloir une meilleure répartition socio-économique. Si on se rappelle que les libertés d’entreprendre ou de posséder le capital ne sont pas des libertés de base, ce primat des libertés de base sur la recherche de l’égalité, souvent critiqué à tord pour sa connotation supposée restrictive en matière d’égalité, est pourtant nécessaire pour protéger des libertés élémentaires face à toute tentative d’imposition autoritaire de règles de répartition économique (supprimer la liberté de choix de l’emploi ou la localisation géographique, pour égaliser autoritairement les conditions d’accès à l’emploi, par exemple).

2ème principe (domaine socio-économique)

1er volet : la « juste » égalité des chances pour l’accès aux responsabilités sociales.

L’objet de ce volet du second principe est de neutraliser les effets des origines sociales afin de rétablir une véritable égalité des chances dans la distribution des positions sociales. Mais la conception rawlsienne ici, est beaucoup plus contraignante et rigoureuse que notre principe français d’égalité des chances. Elle exige en effet, en rupture avec une conception purement redistributive de l’Etat social, que les institutions agissent sur les causes structurelles de l’inégalité pour rétablir des conditions plus égalitaires (par exemple, qu’elles interviennent au niveau du contenu même du savoir scolaire transmis, pas seulement sur le plan du rattrapage scolaire).

2ème volet (principe de différence) : les distributions (économiques, notamment) sont justes si elles se font au plus grand bénéfice des plus défavorisés.

Deux précisions quant aux limites imposées- prenant en compte la contrainte économique- vis-à-vis d’une orientation de réduction des inégalités :

– Toute nouvelle répartition des bénéfices d’une création de richesse est juste, si elle n’entraîne pas une régression de la situation des plus mal lotis (même si les mieux lotis régressent). Cette répartition est injuste en revanche, si les plus mal lotis régressent, quand bien même on enregistrerait une progression du revenu moyen de l’ensemble des individus.

– La situation la plus juste est celle qui provoque la plus grande progression des plus défavorisés.

– Une orientation de réduction des inégalités peut se prolonger jusqu’au point où elle entraînerait une régression de la situation des plus mal lotis eux-mêmes (la réduction des inégalités entraînant un appauvrissement d’ensemble par exemple).

L’objet de ce second volet est de compléter le premier sur un point fondamental, absent de nos conceptions françaises de l’égalités des chances : la répartition des talents socialement valorisés par une société donnée, est toute aussi arbitraire que la répartition des origines sociales. Un second volet de ce principe socio-économique de justice est donc nécessaire pour limiter les écarts dans les inégalités, d’une part, et veiller à ce que, d’autre part, les plus désavantagés – indépendamment de la prise en compte (ou, la non prise en compte) de la valeur sociale de leurs talents -, profitent le plus possible des progressions économiques enregistrées.

En résumé, à la lumière des principes de justice de Rawls, le degré de progression d’une société s’apprécie, non à partir de la progression de l’ensemble de la population appréhendée collectivement, ni à celle de la moyenne ; mais à l’aune de la situation faite aux plus défavorisés de ses membres.

[1] Voir Simon Wuhl, L’égalité. Nouveaux débats, PUF, 2002, pp. 67 à 91.
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LISTE RECAPITULATIVE DES TEXTES PROPOSES

* – Résumé du livre : « L’égalité. Nouveaux débats » (PUF, 2002)
* – Summary of the book : « L’égalité. Nouveaux débats »(in English)
* – Chômage et précarité d’exclusion : débat sur la rupture sociale (présentation)
* – Réponses aux critiques radicales des politiques d’insertion (article)
* – Quelle politique d’insertion ? La relation insertion/production (article)
* – Libéralisme- libertarien et libéralisme -solidariste de John Rawls (présentation)
* – La théorie de la justice de Rawls (présentation)
* – Etat social et justice sociale (présentation)
* – Justice sociale et efficacité économique : A propos du rapport « Minc » (présentation)
* – Politiques d’insertion et principes de justice (présentation)
* – Discrimination positive et principes de justice (article)
* – Les critiques de la théorie de Rawls (présentation)
* – De la reconnaissance à l’égalité complexe (présentation)
* – Egalité et politique (présentation)
* – Chômeurs et précaires face à l’action politique (présentation)
* – Démocratie délibérative de Habermas et politiques d’insertion (présentation)
* – Egalité et identité culturelle : L’apport du débat anglo -saxon (présentation)
* – L’identité culturelle comme « bien social » (présentation)
* – Identités collectives et modèle franco -républicain (présentation)
* – Egalité complexe et multi -appartenance critique (présentation)
* – Notion de « communauté »
* – Notion de « communautarisme »
* – Notion de « discrimination positive
* – Notion d « équité »
* – La démocratie participative en France : repères historiques
* – A propos des fondements de la démocratie participative