lundi 3 septembre 2007, par Banhoudel Mékondo Frédéric
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Les services publics industriels et commerciaux (S.P.I.C.)

MACRA TADIN, Docteur habilité à diriger des recherches, Maître de Conférence, Faculté de Droit et de Sciences Économiques, Université de N’Djaména (Tchad)

Introduction

L’étude des S.P.I.C. présente deux difficultés majeures :

1 – Ces services qui revêtent les formes les plus variées (régies, établissements publics, S.E.M., concessions) ne sont pas faciles à identifier. A défaut d’identification précise dans le texte institutif pour déterminer le caractère industriel et commercial d’un service, il faut se référer aux critères dégagés par la jurisprudence.

2 – Par ailleurs, le régime même du S.P.I.C. obéit à des règles souvent complexes :

– les S.P.I.C. sont assujettis pour une large part au droit privé, les techniques de droit public applicables étant inadaptées, trop lourdes et formalistes pour les activités industrielles et commerciales ;
– pourtant, les S.P.I.C. demeurent soumis pour une part aux règles du droit public. Il y a là une nouvelle difficulté, délimiter les domaines d’application respectifs du droit public et du droit privé dans le régime des S.P.I.C. est d’autant plus difficile car les lignes de clivage établies par les textes et la jurisprudence ne sont pas toujours très nettes.

I – La consécration d’un S.P.I.C.

De manière classique, le service public est généralement pris en charge par l’État ou par une personne publique, et remplit une mission d’intérêt général. Pour ces raisons, il est soumis au droit public.

Il y avait donc coïncidence entre l’élément organique, l’élément fonctionnel et l’élément matériel, application par conséquent d’un régime juridique exorbitant (Tribunal des Conflits 8 février 1873, Blanco).

Mais la notion de service public a subi une crise, résultant de la dissociation de ces éléments constitutifs de la définition classique :

– remise en cause de l’élément organique, lorsque le juge admet qu’une personne privée peut gérer un service public (consacré en 1938 par l’arrêt Caisse Primaire Aide et Protection) ;

– et seulement mise en cause de l’élément matériel du régime juridique. L’apparition des S.P.I.C. consacre le phénomène. Avec le développement de l’interventionnisme de l’État, il apparaît que l’action de la personne publique ne se cantonne plus aux secteurs traditionnels administratifs, mais se développe pour l’intérêt général, dans le secteur industriel et social. Ces services publics sont pour une grande part plus ou moins étendus, soumis au droit privé. Leur jurisprudence est consacrée par le célèbre arrêt Bac d’Eloka de 1921, posant dès l’origine le problème délicat de leur identification.

A – L’arrêt du T.C. (Tribunal des Conflits) du 22 janvier 1921 Société Commerciale de l’Ouest Africain

1 – Les faits

a – Le littoral de la Côte d’Ivoire, à l’époque de la colonie française, est composé de la lagune sur laquelle l’administration coloniale a créé, pour faciliter le transport, des bacs. Un de ces bacs, dit bac d’Eloka, coula une nuit de septembre 1920, causant la mort d’une personne et endommageant les véhicules appartenant à la Société Commerciale de l’Ouest Africain. Celle-ci assigna la colonie de Côte d’Ivoire, gestionnaire du bac, devant le Tribunal civil de Grand-Bassam, mais le lieutenant colonel de la colonie contesta la compétence judiciaire, estimant qu’un service public était en cause, et éleva le conflit.

b – Le T.C. décida que le conflit relevait bien de la compétence des juges judiciaires.

Il a ainsi considéré que l’autorité judiciaire était compétente pour connaître des actes intentés par les parties en réparation des conséquences dommageables de l’exploitation d’un service public fonctionnant dans les mêmes conditions qu’une entreprise privée. Le T.C. opère donc une scission au sein des services publics en créant la catégorie des S.P.I.C.

2 – Les fondements de la décision

Pour mieux comprendre la décision du T.C., il faut se reporter aux conclusions du Commissaire du Gouvernement Matter.

a – Il établissait une distinction au sein des services publics.

Les uns, les S.P.A. (Services Publics Administratifs), comme la justice, l’enseignement, la police, le fisc, la défense, etc. « sont de l’essence même de l’État ou de l’Administration, il est nécessaire que le principe de séparation en garantisse le plein exercice et leur contentieux sera de la compétence administrative », les autres, ceux de même nature industrielle et commerciale, tels eaux, gaz, électricité, transports « sont de nature privée », et s’ils sont entrepris par l’État, ce n’est qu’occasionnellement, accidentellement, parce que nul particulièrement s’en est chargé et qu’il importe de les assurer dans un intérêt général ; les contestations que soulève leur exploitation ressortissant naturellement de la juridiction du droit commun.

b – Sans doute était-il admis depuis longtemps que l’administration pouvait dans certaines de ses activités, agir comme un simple particulier. (cf. en 1912 Société des granites porphyroïdes des Vosges ; cf conclusion Romieu sur l’arrêt Terrier 1903 où il distingue la gestion publique et la gestion privée « il appartient à la jurisprudence de déterminer dans quel cas on se trouve en présence d’un service public fonctionnant avec ses règles et son caractère administratif, ou, au contraire, en face d’actes qui, tout en intéressant les personnes publiques, empruntent la forme de la gestion privée et entendent se maintenir exclusivement sur le territoire des rapports de particulier à particulier dans les conditions de Droit privé).

c – Cependant, avant 1921, cette notion de gestion privée demeurait limitée à des opérations isolées.

L’innovation fondamentale de l’arrêt Bac d’Eloka consiste dans l’application de la notion de gestion privée à des services publics dans leur ensemble.

B – L’identification des S.P.I.C. : S.A. Roblot

Elle s’avère souvent délicate, ne pouvant être simplement établie comme à l’origine, sur l’objet de service, sur la distinction des activités « naturelles », de l’État, activités « accidentelles ».

Il convient d’abord de préciser que dans certains cas, l’attribution du caractère industriel et commercial à un service ou à un établissement public résulte du texte instructif, notamment de la loi.

Cependant, lorsque cette attribution résulte d’un décret, ou n’a pas été effectuée il appartient au juge soit d’apprécier la validité de la qualification eu égard à la réalité de l’activité, soit de l’établir.

Un établissement public dont la nature n’est pas définie doit être présumé administratif. Toutefois, cette présomption peut être définie à l’aide du faisceau d’indices. Critères dégagés par l’arrêt Union Syndicale des Industries Aéronautiques (cf également T.C. Roblot).

1 – La technique du faisceau d’indices

a – L’objet du service public, caractère industriel et commercial reconnu aux services publics qui font habituellement des opérations semblables à celles qu’effectuent les entreprises privées, c’est-à-dire production, vente, échange de biens ou prestations (en 1921 transports ferroviaires, routiers, aériens, maritimes, fluviaux,…). Différence avec les S.P.A. qui sont des services s’exerçant dans des domaines correspondant aux missions traditionnelles des collectivités publiques (défense, maintien de l’ordre, recouvrement des impôts, enseignement, justice,…)

b – Origine des ressources :

Lorsqu’elles proviennent des redevances perçues sur les usagers en contrepartie des prestations fournies d’un S.P.I.C., coïncidence entre le prix et la valeur réelle du bien ou prestation.

Dans l’arrêt de 1921, le T.C. relève que le Bac effectuait moyennant rémunération le transport des passagers et véhicules. Sauf les S.P.A., services publics fonctionnant gratuitement, il y a dans la majorité des cas les ressources provenant exclusivement des recettes fiscales ou des subventions des collectivités publiques (cf Roblot).

c – Les modalités de fonctionnement
– Le caractère industriel et commercial reconnu aux services publics organisés et gérés suivant les règles, méthodes et usages dans les entreprises privées.

Alors que les S.P.A. disposent des prérogatives exorbitantes du droit commun et sont soumis à des sujétions. Les S.P.I.C emploient habituellement des procédés de gestion analogues à ceux des entreprises de secteur privé.

Lorsque le service est assuré directement par une personne publique et surtout locale (Roblot), les modalités de fonctionnement sont aisément appréciées comme s’opposant à son caractère industriel et commercial, le seul fait que le service public soit aussi assuré peut même être de nature à le faire considérer comme administratif d’où l’idée selon laquelle un service assuré en régie est présumé administratif (cf T.C. 1968 Ursot donne critère administratif aux services des P.T.T.), Le T.C. s’est fondé uniquement sur le mode d’organisation et de fonctionnement de ces services (cf T.C. 1979 le Cachey et Guigère à propos de l’organisation et de la gestion du théâtre et de l’orchestre du Capitole et de la ville de Toulouse). Le T.C. s’est borné à constater que la ville assurait une mission de service public « dans des conditions exclusives de tout caractère industriel et commercial ».

2 – Les difficultés de la distinction

a – Les établissements publics à double visage ;

b – Les établissements publics à visage inversé ;

c – Les établissements publics divisibles ou mixtes.

Après avoir constaté que le service public est industriel et commercial, le juge déduit qu’en l’absence d’un texte spécial attribuant compétence à la juridiction administrative, il appartient à la juridiction judiciaire de connaître les litiges qui y sont relatifs.

II – Le régime juridique du S.P.I.C.

Le fonctionnement des S.P.I.C. est soumis pour une très large part à un régime de droit privé. Ce sont des services publics à gestion privée. Mais cette soumission au droit privé n’exclut cependant pas l’application de droit public.

A – L’application de principe des règles de droit privé

Un S.P.I.C. fonctionne en principe suivant les règles applicables aux entreprises privées similaires qui en cas de litige relèvent de la compétence des tribunaux judiciaires.

1 – Les rapports du S.P.I.C. avec les usagers

Ces rapports relèvent totalement de la compétence judiciaire.

a – Pendant longtemps la qualification d’usager a été réservée aux personnes liées par contrat au service public. Étant donné que ce contrat était considéré comme privé, les litiges d’ordre contractuel donnaient lieu nécessairement à un contentieux judiciaire.

b – Par la suite, dans le but de simplifier les règles de répartition des compétences juridictionnelles, la jurisprudence a adopté de l’usager une définition nouvelle complètement détachée de la notion de contrat et fondée sur l’existence de « liens de droit privé » entre l’usager et le service, fournisseur de prestations.

c – L’abandon du fonctionnement contractuel de la compétence judiciaire devient effectif avec l’arrêt du C.E. (Conseil d’Etat) du 13 janvier 1961, Département du Bas-Rhin.

En l’espèce, l’abonné d’un service public c’est-à-dire de distribution d’eau devant l’immeuble avait été endommagé par suite d’une fuite d’eau qui s’était produite sur le branchement particulier desservant l’immeuble, avait engagé un acte de responsabilité contre le Département qui, en vertu d’une convention avec la Commune, collaborait à l’entretien des ouvrages du réseau de distribution. Malgré l’absence de toute relation contractuelle entre la victime et le Département, le C.E. a décidé « qu’en raison de la nature juridique de liens existant entre les services publics industriels et commerciaux et leurs usagers, lesquels sont des liens de droit privé, les tribunaux judiciaires sont les seuls compétents pour connaître de l’action formée par l’usager contre les personnes participant à l’exploitation du service ».

d – Le principe de la compétence judiciaire pour tous les litiges concernant les usagers des S.P.I.C. est conçu de manière très extensive. Cette compétence vise tous les services et leur mode d’exploitation, toutes les personnes chargées à titre quelconque de l’exploitation du service (Département du Bas – Rhin), tous les contrats conclus par le service lorsque la qualité d’usager est liée à la notion de contrat, la compétence judiciaire s’applique même aux contrats qui renferment des clauses exorbitantes (Companon – Rey), tous les litiges relatifs à l’exécution ou inexécution de prestation du service (irrégularité, insuffisance, interruption du service, fonctionnement défectueux des installations du service, dommages subis par les usagers).

La compétence judiciaire vise les dommages à l’occasion de l’utilisation des ouvrages publics affectés au service, lorsque le dommage causé à l’usager est un dommage de travaux publics (pas d’effet attractif de la notion de travail public le fait que l’ouvrage est ramené au fait d’exploitation du service). T.C. 24 juin 1954, Dame Gallaud, incendie provoqué par la foudre dans un immeuble qui s’est propagé jusqu’à lui en conséquence de son isolement du réseau de distribution électrique (cf jurisprudence, Département du Bas-Rhin).

Remarque – La décision du Département du Bas – Rhin permet de préciser les limites de la notion d’usager d’un S.P.I.C., le contentieux concernant le rapport usagers – S.P.I.C. seulement si le contentieux est survenu à « l’occasion de la fourniture des prestations ». En ce qui concerne le problème de la canalisation d’eau, il y a alors dommage à l’occasion de la fourniture des prestations lorsque le dommage trouve son origine dans le lien du particulier reliant le capteur de l’usager ou la canalisation principale, s’il a sa source dans le branchement particulier d’un autre usager ou dans l’état et le fonctionnement de la canalisation principale, le dommage est considéré comme causé par un tiers.

2 – Les rapports du S.P.I.C. avec les tiers

Comme l’arrêt du Bac d’Eloka symbolise le caractère judiciaire du contentieux entre les S.P.I.C. et les usagers, 1’arrêt Dame Mélinette du T.C. du 11 juillet 1933 est le symbole du caractère judiciaire du contentieux des relations d’un S.P.I.C. avec les tiers.

Il s’agit dans l’espèce des faits d’exploitation du S.P.I.C. qui relèvent de la compétence judiciaire.

Le T.C. relève que le camion avait été confié à la ville pour l’exécution d’un service assumé dans les conditions assimilables à celles dans lesquelles serait un S.P.I.C. et que l’accident avait été causé « dans l’exercice ou à l’occasion du fonctionnement ne rentrant pas dans les attributions exclusives de la personne publique » (compétence judiciaire).

Par ailleurs, les contrats passés par les S.P.I.C. avec leurs fournisseurs ou entrepreneurs constituent en principe des contrats de droit privé dès lors que n’est pas en cause une notion fondamentale du droit administratif (clause exorbitante, exécution du service public, travail public).

3 – Les rapports du S.P.I.C. avec le personnel

Les agents des S.P.I.C. sont dans une situation juridique de droit privé et les litiges d’ordre individuel les concernant doivent être portés devant le juge judiciaire, sauf disposition contraire prévue par le législateur, et ce même si les agents sont soumis au même statut que le personnel affecté à un S.P.I.C.

Pour importante qu’elle soit, la soumission au droit privé ne doit pas masquer la part non négligeable du droit public dans le régime juridique des S.P.I.C. et qui, en cas de litige, entraîne la compétence de la juridiction administrative.

B – L’application ponctuelle des règles du droit public dans deux domaines

1 – Conséquences attachées à la notion de service public

Les actes contractuels relatifs à la création, organisation ou contrôle des S.P.I.C. donnent lieu en principe à un contentieux administratif.

Par ailleurs, si les décisions individuelles prises par les organes directeurs du S.P.I.C. constituent en règle générale des actes privés, même avec prérogative de puissance publique, les décisions réglementaires sont considérées comme des actes administratifs :

– lorsque le S.P.I.C. est géré par une personne publique C.E. 10 novembre 1961, Missa.,
– lorsque le S.P.I.C. est géré par une personne privée – T.C. 15 janvier 1968 époux Barbier : lorsque les dirigeants d’un S.P.I.C. sont habilités à prendre des règlements obligatoires dans le cadre de l’organisation du S.P.I.C. qui leur a été confié, ces règles sont des actes administratifs.

2 – Les solutions dérogatoires à la compétence judiciaire de principe

a – Dans les relations S.P.I.C. – usagers – 3 exceptions :

– lorsque l’usager est l’État qui impose dans le contrat conclu avec le S.P.I.C. des clauses exorbitantes (1969 S.N.C.F.) ;
– lorsqu’un texte prévoit la compétence du juge administratif ;
– lorsque l’usager intente un recours contre une décision réglementaire organisant le service.

b – Dans les relations S.P.I.C – tiers

– La compétence est administrative lorsque le dommage est un dommage de travail public, mais lorsqu’il est dû à un fait d’exploitation du S.P.I.C. assimilé au dommage imputable du fait de l’ouvrage public (1958 Dame Veuve Barbaza) ;
– Le juge administratif est compétent lorsqu’il s’agit des dommages causés par les S.P.I.C. dans l’exercice des prérogatives de puissance publique telles que l’expropriation (1970 E.D.F. contre Farsat) ;
– Les contrats peuvent être administratifs lorsque le service est géré par une personne publique à condition qu’il soit soumis à des clauses ou régime exorbitant, conférant au contractant l’exploitation même du service public, ait pour objet l’exécution de travail public comportant occupation du domaine public (différents usagers : contrats toujours privés).

c – Dans les relations S.P.I.C. – personnel (le litige est toujours de la compétence du juge judiciaire)

Il y a essentiellement trois exceptions :
– La question d’ordre individuel concernant les agents investis de fonction de direction, et le chef de la comptabilité, s’il a la qualité de comptable public (C.E. 26 janvier 1923 Robert Lafreygière C.E. 8 mars 1957, Jalenques de Labeau) ;
– La question concernant les décisions à caractère réglementaire notamment les règlements du personnel élaborés par les organes dirigeants du service (époux Barbier 1968), mais aussi les décisions réglementaires prises à l’égard du personnel par le Gouvernement, les Ministres de tutelle ou les organes dirigeants de l’entreprise ;
– Les personnels dotés d’un statut de droit public par le législateur. Ainsi en cas de transformation d’un S.P.A. en S.P.I.C., les personnels peuvent garder la qualification de fonctionnaires, les litiges même individuels relèvent de la juridiction administrative (cf cas de certains personnels d’E.P.I.C. comme à PONT. (loi de 1964), O.N.LC. (loi de 1986), la Poste et France – Télécom (loi du 2 juillet 1990).