L’APPARENCE EN DROIT ADMINISTRATIF FRANÇAIS
RESUME DE LA THESE
INTRODUCTION GENERALE
Une première approche, dans l’étude de l’apparence en droit administratif, met en lumière un
singulier contraste entre d’une part, la grande actualité de la « théorie des apparences » qui,
issue de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, a marqué d’une profonde
empreinte l’institution du commissaire du gouvernement, jusqu’à imposer l’abandon de cette
dénomination, et d’autre part, « l’antiquité » de constructions plus anciennes, au rang desquelles
règne quasiment sans partage la fameuse et semble-t-il immuable théorie des fonctionnaires de
fait.
A y regarder de plus près, la théorie des fonctionnaires de fait, marquée de l’autorité de G. JEZE,
très largement admise par la doctrine comme principe explicatif de la jurisprudence du Conseil
d’Etat relative à la validation des actes des agents publics irrégulièrement nommés ou élus, est
pourtant vigoureusement et très sérieusement critiquée par un petit nombre d’auteurs, qui
remettent en cause toute utilisation de la notion d’apparence dans ce cadre, récusent la réalité
jurisprudentielle de cette théorie, et lui contestent même toute cohérence.
En marge de la théorie des fonctionnaires de fait, la notion d’apparence a inspiré d’autres
auteurs, qui restent peu nombreux. Ainsi de J. de SOTO, qui l’évoque notamment au regard de la
théorie de l’inexistence, et de la présomption de légalité des actes administratifs. Il faut
distinguer particulièrement J.-L. de CORAIL qui, dans un court article très novateur, partant du
sens – et de ses diverses nuances – que le mot apparence présente dans le langage courant –
évidence, vraisemblance et illusion -, pose l’hypothèse d’une utilisation de l’apparence dans de
larges domaines du droit administratif, et dans le cadre de techniques juridiques telles que les
catégories juridiques, la présomption, ou la fiction.
Un bref regard porté sur le droit comparé permet de constater que les droits administratifs
étrangers, à des degrés divers, sont aussi réceptifs à la problématique de l’apparence, même si,
plus souvent, c’est la notion de confiance légitime qui retient l’attention, notamment dans les
pays de tradition germanique.
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Au-delà de ces premières constatations, il est indispensable de pénétrer la notion même
d’apparence, qui est en réalité complexe et mystérieuse. Une étude linguistique, notamment au
travers du langage courant, pour reprendre la démarche adoptée par J.-L. de CORAIL, ainsi que
du langage juridique, révèle que le mot apparence présente une irréductible polysémie – à peine
éclairée par l’étymologie – autour de la notion d’entité visible : celle-ci reflètera de manière
évidente, ou seulement vraisemblable, la réalité – et tendra à se confondre avec elle -, ou au
contraire, trahira cette dernière.
L’étude philosophique, quant à elle, met l’accent sur la question de la connaissance du réel au
travers de l’apparence, et permet de dissocier la notion d’apparence en deux acceptions bien
distinctes.
En premier lieu, dans une approche qu’il est possible de qualifier d’objective, l’apparence peut
s’apprécier dans ses rapports avec l’être, ou la réalité : dans ce cas, l’apparence, comme biais de
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connaissance du réel, est dévalorisée par rapport à l’être, comme chez PLATON et ses
successeurs. Elle sera au contraire réhabilitée, dans la vision aristotélicienne. La notion de
phénomène, telle que dégagée notamment par E. KANT, permet de bien saisir cette
problématique : la chose en soi persiste mais s’efface derrière le phénomène, seul objet de
connaissance possible. En définitive, comme il était possible de l’entrevoir, dans une certaine
mesure, au terme de l’étude linguistique, la distinction entre l’être – ou la réalité – et l’apparence
est relative : l’apparence tend à se confondre avec la réalité connaissable.
En second lieu, la vision subjective privilégie les aspects psychologiques et, dans une moindre
mesure, physiologiques de l’apparence, comme biais de connaissance de la réalité : l’apparence
est considérée au travers de la représentation et de la croyance du sujet pensant. La
représentation de la réalité par le sujet est le produit d’une construction : la réalité se révèle, de
ce fait, relative tant à l’objet qu’au sujet. La croyance, adhésion du sujet à la réalité ainsi
représentée, apparaît comme l’inévitable complément de la connaissance rationnelle, ainsi que le
ciment des relations humaines et partant, des relations juridiques. C’est ce qui a autorisé E.
LEVY à proclamer – non sans quelque exagération – : « les droits sont des croyances ». C’est
aussi ce qui permet de comprendre que le langage puisse concevoir, à côté d’une apparence
fidèle à la réalité, une apparence qui la méconnaît : cette apparence, en quelque sorte, porte plus
la marque du sujet que de l’objet.
Cette double approche, objective et subjective, issue de l’analyse philosophique, a laissé sa trace
dans la construction juridique la plus élaborée, semble-t-il, de la notion d’apparence, celle du
droit privé. Il est en effet classiquement enseigné que pour produire ses effets, la théorie
privatiste de l’apparence doit réunir deux éléments constitutifs : un élément matériel ou
« visible », et un élément psychologique, qui s’apparente à la croyance.
Poussant plus loin l’analyse, il semble même possible de distinguer, en droit privé, une notion
d’apparence objective, où des effets de droit sont attachés à l’existence d’un élément visible, par
le fait même de cette visibilité, indépendamment de toute représentation du sujet (notion de vice
apparent, de servitude apparente ; effets attachés à certaines mentions dans certains titres, comme
les lettres de change…), et une notion d’apparence subjective, qui visera à neutraliser les
conséquences d’une erreur commise par le sujet sur l’existence d’un droit, en attachant à la
réalité simplement crue, les effets de droit habituellement réservés à la seule réalité avérée,
pourvu que l’erreur satisfasse à certaines conditions, particulièrement exigeantes. C’est le sens
de la maxime error communis facit jus.
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Les notions d’apparence ainsi conçues sont-elles susceptibles de trouver dans le droit
administratif français un terreau favorable ? Au sujet de l’apparence objective, ce n’est pas
discutable, dans une certaine mesure, puisque le Conseil d’Etat fait directement application des
textes du Code civil relatifs aux vices apparents. La question de l’apparence attachée à l’aspect
général des titres, ou à certaines mentions y figurant, appliquée à l’instrumentum des actes
administratif, mérite, certes, plus ample examen.
En revanche, la perspective d’une transposition au droit administratif de la notion d’apparence
subjective se heurte à de graves difficultés. Les solutions qui ont cours en droit privé ne semblent
pouvoir s’appliquer qu’à des droits subjectifs dont les individus ont la libre disposition, dans un
système qui reconnaît une égale vocation des intérêts en présence à être protégés, et
éventuellement à être sacrifiés sur l’autel de l’erreur commune et de la bonne foi. Conférer au
« croyant » un droit qui en pure rigueur n’a jamais pu être transmis, puisque son titulaire n’en
était que titulaire apparent, revient à sacrifier l’intérêt du titulaire réel du droit au profit du
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« croyant ». En droit administratif, il ne peut être admis qu’une prérogative de l’administration
soit ainsi mise en oeuvre au seul profit d’un individu qui aurait cru, à tort mais sous l’empire de
la bonne foi, pouvoir en bénéficier. Les prérogatives de l’administration ne sont pas des droits
subjectifs mais des compétences ; l’administration n’en a pas la libre disposition, et leur mise en
oeuvre est soumise au principe de légalité, et non à celui de l’autonomie de la volonté. La théorie
de privatiste l’apparence ne saurait donc avoir cours en droit administratif.
Force est pourtant de constater que la théorie des fonctionnaires de fait, telle qu’elle est conçue, à
la suite de G. JEZE, par la très grande majorité de la doctrine, repose pratiquement tout entière
sur une transposition de la théorie privatiste de l’apparence. Une doctrine minoritaire critique
vivement une telle construction, en invoquant, à juste titre semble-t-il, les obstacles ci-dessus
évoqués, et souligne, avec raison également, que la jurisprudence du Conseil d’Etat n’a jamais
validé cette théorie.
Mais ce n’est à pas à dire, pour autant, que les cas d’application de l’apparence en droit
administratif se limitent aux quelques hypothèses relevant de la notion d’apparence objective,
visés plus haut. Certains travaux, peu nombreux, intervenant dans des domaines divers – ceux de
J.-L. de CORAIL, déjà cité, ceux de J.-M. AUBY, sur la notion d’inexistence, de J.-F. FLAUSS,
sur les questions préjudicielles devant l’administration, etc. -, ainsi que certaines constructions
jurisprudentielles, comme la théorie du propriétaire apparent en droit de l’urbanisme, font des
allusions significatives à la notion d’apparence. Ces travaux et constructions n’ont pourtant
jamais été rapprochés pour que soit tentée une étude d’ensemble de la notion d’apparence en
droit administratif.
* * *
Compte tenu de ce caractère épars des manifestations de l’apparence, l’étude de l’apparence en
droit administratif impose en premier lieu de procéder au recensement de ces manifestations, au
moyen d’un travail d’analyse, visant essentiellement à ordonner les hypothèses ainsi relevées
(PREMIERE PARTIE – LES MANIFESTATIONS DE L’APPARENCE EN DROIT
ADMINISTRATIF). Il conviendra ensuite, dans une démarche synthétique, de systématiser les
résultats de cette première étude, pour tenter de dégager une ou plusieurs notions cohérentes de
l’apparence qui trouveraient à s’appliquer en droit administratif, qui permettra, le cas échéant, de
dévoiler la pertinence de l’apparence en droit administratif (SECONDE PARTIE : LA
PERTINENCE DE L’APPARENCE EN DROIT ADMINISTRATIF).
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PREMIERE PARTIE – LES MANIFESTATIONS DE L’APPARENCE EN DROIT
ADMINISTRATIF
Le travail de recensement des manifestations de l’apparence en droit administratif – c’est-à-dire,
des cas où il est possible d’affirmer que des effets juridiques sont attachés à l’apparence-, impose
de dégager au préalable un critère de classification des espèces ainsi identifiées. Il semble
raisonnable de fonder ce critère sur l’objet qui constitue le siège de l’apparence. A cet égard,
l’acte administratif, qu’il soit saisi comme une entité achevée ou « statique » (titre premier :
l’apparence dans l’acte administratif), ou, suivant une perspective « dynamique », aux divers
stades de son élaboration (titre second : l’apparence dans l’action administrative), se révèlera
être un support privilégié des manifestations de l’apparence. Il en ira de même des modalités de
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contrôle de la légalité de l’acte administratif (titre troisième : l’apparence dans le contentieux
administratif).
TITRE PREMIER – L’APPARENCE DANS L’ACTE ADMINISTRATIF
L’apparence dans l’acte administratif recouvre plusieurs hypothèses. En premier lieu, l’acte
présentera l’apparence d’un acte administratif, appréhendé de manière globale (chapitre
premier : l’apparence d’acte administratif) ; en deuxième lieu, celle où l’apparence, affectant
un élément constitutif de l’acte administratif, jouera sur la qualification de l’acte administratif
(chapitre deuxième : l’apparence constitutive d’acte administratif). En troisième lieu, sera
envisagée l’hypothèse où l’apparence permet de tirer des conséquences au plan de la légalité de
l’acte administratif (chapitre troisième : l’apparence de légalité de l’acte administratif).
CHAPITRE PREMIER – L’APPARENCE D’ACTE ADMINISTRATIF
L’étude de l’apparence d’acte administratif donne l’occasion d’illustrer l’utilisation de
l’apparence dans la notion de présomption, comme le fait J. de SOTO, qui justifie la présomption
de légalité des actes administratifs par une affirmation qui évoque l’énoncé d’un principe :
« provision est due à l’acte apparent ». L’acte « apparent » sera donc provisoirement regardé
comme un acte administratif et devra être obéi. A contrario, tout acte qui n’a pas l’apparence
d’un acte administratif sera considéré comme inexistant et ne pourra fonder aucune obligation
d’obéissance, même provisoire. J.-M. AUBY critiquera cette position, qui, selon lui, n’est pas
validée par le droit positif et ne saurait l’être, car elle présente le grave inconvénient de laisser à
l’appréciation subjective des individus la question de l’obéissance aux actes administratifs.
L’apparence sera encore invoquée, par M. WALINE, au sujet de la prohibition du retrait des
actes administratifs illégaux créateurs de droit : selon cet auteur, c’est le « respect des droits
apparemment acquis par les tiers de bonne foi » qui justifie la solution de la jurisprudence Dame
Cachet. Mais l’auteur se ravisera peu après, en relevant notamment, à l’instar de J.-M. AUBY,
que la question du caractère intangible ou non des « droits acquis » ne peut être abandonnée à la
subjectivité de la « bonne foi » des intéressés.
Il faut enfin citer la « présomption d’administrativité » du doyen G. VEDEL : systématisant le
recours au critère organique, l’auteur entendait faire présumer le caractère administratif de tout
acte dont l’auteur est une personne publique. Il renonça rapidement à cette idée, mais J.-L. de
CORAIL analysera les travaux de G. VEDEL comme une construction très élaborée, faisant une
large place à la notion d’apparence.
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Le critère de l’apparence d’acte administratif peut aussi être utilisé de manière négative : n’aura
pas la nature d’acte administratif, et sera même inexistant, l’acte qui, à l’évidence, ne présente
pas l’apparence d’un acte administratif ; il perdra donc les attributs de l’acte administratif et
n’aura donc pas à être obéi. Cette idée, déjà présentée par J. de SOTO comme le corollaire
négatif de la présomption de légalité des actes administratifs, sera critiquée par J.-M. AUBY, qui
pointera le caractère subjectif de l’appréciation par les administrés de l’apparence – ou de
l’absence d’apparence – de l’acte. Il n’en demeure pas moins que la jurisprudence
administrative, en tenant pour inexistant l’acte « manifestement insusceptible de se rattacher à
l’application d’un texte (…) » ou à « un pouvoir appartenant à l’administration », n’est pas
totalement insensible à la construction doctrinale de J. de SOTO. La théorie de la voie de fait,
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qui concerne les actes matériels des agents de l’administration, relève d’une analyse
comparable : l’agissement « manifestement insusceptible de (…) » dénature l’action de
l’administration ; celle-ci sera dès lors dépouillée de ses privilèges, et relèvera de la juridiction
de droit commun. Il faut relever que l’apparence présente une certaine objectivité grâce à la
notion du « manifeste », ce qui relativise les critiques de J.-M. AUBY évoquées plus haut.
CHAPITRE II – L’APPARENCE CONSTITUTIVE DE L’ACTE ADMINISTRATIF
L’apparence est ici considérée comme siégeant dans certains éléments de l’acte administratif, qui
vont présenter une « visibilité » particulière ; de cette visibilité, seront tirées certaines
conséquences juridiques.
La visibilité ou extériorisation de l’acte administratif peut résider en premier lieu dans la
dimension matérielle et sensible de l’acte. Cela concerne, au premier chef, les mesures de
publicité dont doivent faire l’objet les actes administratifs, pour entrer en vigueur. L’obligation
de procéder à des mesures de publicité, c’est-à-dire d’accomplir « l’ensemble des faits qui ont
pour objet de porter à la connaissance du public le texte nouveau », qui s’applique à tous les
actes décisoires de l’administration, peut être renforcée par l’exigence de conférer à certaines
mentions un caractère « apparent », voire « très apparent ». La visibilité de l’acte tenant à sa
dimension matérielle peut encore résider dans l’instrumentum de l’acte, ce qui renvoie à la
question des formes, par lesquelles « l’acte rendra compte par lui-même du respect de certaines
prescriptions et comportera les signes extérieurs de ce respect ». Il faut aussi signaler
l’obligation de mentionner, dans certains actes, les voies et délais de recours. C’est une règle de
forme spécifique, qui vise à extérioriser des règles de procédure applicable à l’acte. En second
lieu, l’extériorisation peut avoir pour objet la volonté même de l’auteur de l’acte administratif.
C’est ici le lieu d’évoquer l’étude de M. HAURIOU et de G. BEZIN relative à la déclaration de
volonté. Les auteurs liaient l’accession à la réalité juridique de l’acte administratif à
l’extériorisation de la volonté de son auteur : la volonté, une fois « émise, (…) prend une valeur
objective propre (…) et tend à produire par elle-même des conséquences sociales ». Cette
conception a laissé quelques traces dans la jurisprudence actuelle relative aux vices du
consentement dans les contrats administratifs.
* * *
L’apparence peut aussi intervenir dans la question de savoir qui sera regardé comme l’auteur de
l’acte administratif, et à qui seront imputés ses effets. A cet égard, il est possible de trouver, dans
la jurisprudence administrative, de rares espèces mettant en oeuvre la théorie du mandat
apparent, institution pourtant civiliste, à l’égard des personnes publiques ; le juge judiciaire est
beaucoup moins hésitant à ce sujet, comme le montre la célèbre affaire Lopez. Il faut en outre
mentionner un auteur, M. CANEDO, qui considère que la théorie des fonctionnaires de fait
trouve en réalité son fondement dans un « mandat apparent particulier », qui serait une espèce
particulière du genre « mandat administratif ».
La problématique de l’auteur apparent d’un acte s’illustre de manière intéressante dans le cas
des « associations administratives transparentes », où un acte dont l’auteur formel est
l’association, se trouve imputé à la personne publique sous l’égide de laquelle l’association a été
constituée, lorsque celle-ci est reconnue « fictive ». Ce mécanisme connaît de nombreuses – mais
fluctuantes – applications en matière de gestion de fait : les fonds alloués à l’association par la
personne publique seront regardés comme ayant été irrégulièrement extraits de la caisse publique
si, de par son fonctionnement, cette association n’a en réalité pas d’existence autonome par
rapport à la personne publique qui alloue les fonds.
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Il faut relever d’emblée que l’apparence qui s’attache à tel ou tel élément de l’acte peut avoir un
effet sur la qualification de cet acte. Les exemples en sont relativement nombreux : la doctrine
pénaliste montre que la qualification d’une opération de police en opération de police judiciaire
ou administrative peut dépendre d’une apparence d’infraction. La qualification de deniers
publics peut être conférée à des fonds qui sont maniés par un individu présentant la « qualité
apparente » de comptable public. La « théorie du service public apparent » est encore une
illustration, en droit financier, de la qualification de fonds en deniers publics, dès lors qu’un
service public irrégulièrement créé fonctionne « en apparence » comme un service légalement
constitué.
CHAPITRE III – L’APPARENCE DE LEGALITE DE L’ACTE ADMINISTRATIF
La théorie des fonctionnaires de fait, profondément marquée de l’autorité de G. JEZE – même si
la paternité doit en être attribuée à L. LEDOUX -, est en grande partie construite sur le modèle
de la théorie de l’apparence en droit privé. Contemporaine de la systématisation par CREMIEU
de la théorie de l’héritier apparent, elle porte la marque des conceptions privatistes du début du
20ème siècle en matière d’apparence, qui ont été transposés en droit administratif. Ainsi, selon G.
JEZE, suivant des formules qui sont restées fameuses, « l’intérêt légitime des tiers [commande
« que les actes juridiques qui se présentent extérieurement comme émanant d’agents réguliers »]
soient maintenus à leur profit. Mais c’est à [la] condition [que] les tiers aient pu
raisonnablement croire et que, de bonne foi, ils aient cru que l’auteur de l’acte était
régulièrement investi ». Les auteurs contemporains restent très attachés à la construction de G.
JEZE ; la quasi-totalité des manuels et traités de droit administratif, la plupart des quelques rares
études particulières portant sur la théorie des fonctionnaires de fait, ainsi que les conclusions de
quelques commissaires du gouvernement, reprennent pratiquement tels quels les principes
énoncés par G. JEZE, qui sont censés expliquer la jurisprudence du Conseil d’Etat validant les
actes accomplis par les agents publics irrégulièrement nommés ou élus.
A l’inverse, d’autres auteurs, peu nombreux – essentiellement M. LOMBARD et M.-A. LE BOS
– LE POURHIET -, contestent vigoureusement que la théorie des fonctionnaires de fait de G.
JEZE puisse avoir une quelconque vertu explicative de la jurisprudence, déniant même à cette
construction le nom de « théorie ». Force est de reconnaître, avec ces auteurs, que la formule
jurisprudentielle consacrée : « un fonctionnaire irrégulièrement nommé aux fonctions qu’il
occupe doit être regardé comme légalement investi tant que sa nomination n’a pas été annulée »,
semble faire peu de place à la « protection des tiers de bonne foi et [à l’] efficacité juridique des
apparences », principes tirés de la théorie privatiste de l’apparence, qui n’ont aucun titre à se
voir transposer dans le cadre du droit administratif. Mais faut-il pour autant en déduire que
l’apparence n’est susceptible de jouer aucun rôle dans ces solutions, et suivre encore ces auteurs,
lorsqu’ils affirment que celles-ci ne s’expliquent en définitive que par le recours à l’idée de
nécessité, et au principe de continuité des services publics ?
Cette position, qui conduit à appliquer aux hypothèses correspondant à la « théorie des
fonctionnaires de fait en période normale » les principes qui s’appliquent à la « théorie des
fonctionnaires de fait en période troublée », lorsque, par fait de guerre ou autre cataclysme,
l’autorité constituée a disparu et que ses attributions sont exercées par des citoyens de bonne
volonté, n’est pas satisfaisante, car les situations ne sont en rien comparables.
D’autres principes explicatifs peuvent être envisagés, qui n’excluent pas nécessairement le
recours à la notion d’apparence ; à cet égard, il convient d’évoquer la récente jurisprudence AC !
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relative à la modulation des effets de l’annulation dans le temps, qui a d’ores et déjà donné lieu à
une espèce pouvant être considérée comme relevant du champ d’application de la théorie des
fonctionnaires de fait (aff. Sire). Il convient aussi de faire brièvement allusion à la « théorie de
l’apparence objective », dégagée par un pénaliste, Ph. CONTE, qui est une conception de
l’apparence totalement dégagée des éléments subjectifs propres à la théorie privatiste que sont
l’erreur et la bonne foi, et dont l’application aux hypothèses relevant de la théorie des
fonctionnaires de fait semble tout à fait prometteuse. Ce n’est toutefois pas le lieu ici de
développer plus avant cette question, qui relève de la deuxième partie de ce travail.
* * *
La théorie des comptables de fait se situe dans le sillage de la théorie des fonctionnaires de fait ;
G. JEZE les traitait d’ailleurs comme deux espèces d’un même genre. L’extension au cas des
comptables « apparents » des solutions retenues pour les fonctionnaires de fait présente l’intérêt
pratique de valider les paiements faits par les contribuables entre les mains des comptables
« apparents ». Toutefois, à notre sens, point n’est besoin de recourir à une théorie hasardeuse,
dont les illustrations jurisprudentielles sont pour le moins douteuses, puisque l’application de
l’article 1240 du Code civil, ainsi d’ailleurs que la théorie de la gestion de fait, dans une certaine
mesure, permettent de parvenir à la même solution.
* * *
Il faut aussi évoquer l’absence d’apparence de légalité des actes administratifs, au travers de
l’obligation faite aux agents publics de désobéir à un ordre manifestement illégal. J. de SOTO y
voyait en effet une manifestation de l’apparence. Le jeu du critère de l’ordre manifestement
illégal, quelque peu atténué dans la jurisprudence du Conseil d’Etat par l’adjonction de la
condition relative à l’atteinte grave portée par l’ordre illégal à un intérêt public, retrouve toute
son importance dans certains domaines spécifiques, comme l’obligation faite aux militaires de
désobéir à un ordre « manifestement illégal ou contraire aux règles du droit international
applicable dans le droit des conflits armés ».
Enfin, il convient de mentionner que l’apparence de légalité de l’acte administratif peut revêtir
un caractère frauduleux, dans le cadre de la jurisprudence relative au détournement de pouvoir :
l’apparence de légalité est alors écartée, et l’acte est déclaré illégal.
* * *
TITRE DEUXIEME – L’APPARENCE DANS L’ACTION ADMINISTRATIVE
L’apparence est ici considérée non plus l’égard d’un acte administratif achevé, mais dans les
différents stades de son élaboration par l’administration. C’est lorsque le processus de cette
élaboration conduit l’administration à prendre en compte un élément de droit privé que les
manifestations de l’apparence sont les plus « visibles », comme dans le cas de la théorie du
propriétaire apparent, au regard spécialement des autorisations d’urbanisme (chapitre
premier). Des mécanismes comparables sont mis en oeuvre, de manière plus discrète, dans des
domaines autres que celui des autorisations d’urbanisme, toutes les fois que l’administration doit
prendre en compte un élément qui ne relève normalement pas de sa compétence, dans le cadre de
l’élaboration d’un acte (chapitre deuxième).
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CHAPITRE PREMIER – LA THEORIE DU PROPRIETAIRE APPARENT
La théorie du propriétaire apparent trouve matière à s’appliquer toutes les fois que dans le cadre
de l’instruction d’une demande d’autorisation, l’administration est amenée à prendre en compte
la qualité de propriétaire privé du pétitionnaire, ou du moins de titulaire d’un droit de nature
privé. C’est le cas dans quantité de régimes d’autorisation, dans le droit des installations classées
pour la protection de l’environnement, le droit forestier, etc. Mais c’est dans le domaine des
autorisations d’urbanisme que la théorie a connu son plus spectaculaire développement.
La première manifestation de cette théorie peut être décelée dans l’arrêt de Section Ville d’Alger
du Conseil d’Etat du 29 mars 1957, concernant l’autorisation d’ouverture d’une officine de
pharmacie. Ce régime d’autorisation prévoit que le demandeur doit justifier d’un titre
d’occupation visant les locaux dans lesquels il souhaite exercer son activité. Au cas d’espèce, la
validité de ce titre était contestée par le propriétaire du local et celui-ci prétendait, à raison de
cette contestation, s’opposer à la délivrance de l’autorisation. Il a été jugé que le litige ainsi
suscité – que l’administration ne saurait trancher, car il relève du droit privé – ne saurait faire
obstacle à la délivrance de l’autorisation sollicitée. L’administration doit se borner à vérifier
l’existence et tout au plus l’« apparence » de validité du titre produit, puisqu’elle ne peut pousser
plus avant ses investigations sur ce dernier point, dont la connaissance relève du juge judiciaire.
Dans ses développements ultérieurs, la jurisprudence du Conseil d’Etat relative à l’utilisation de
la notion d’apparence ainsi conçue, trouve ses illustrations les plus abondantes dans le
contentieux de la délivrance des permis de construire. Les considérants de principe de l’arrêt
Ville d’Alger sont invariablement repris à l’égard des différents titres de droit privé qui peuvent
être présentés par le pétitionnaire à l’appui de sa demande : titre de propriété, promesse de vente,
mandat conféré par le propriétaire, etc. La théorie connaît toutefois un sérieux infléchissement au
regard des demandes de permis de construire sollicités par le propriétaire d’un lot privatif
dépendant d’un immeuble soumis au régime de la copropriété. Dans une certaine mesure, en
pareil cas, le Conseil d’Etat estime devoir trancher lui-même les délicates questions, relevant du
droit privé – au risque de contredire sur ces points la jurisprudence judiciaire -, qui se posent
lorsqu’un copropriétaire demande un permis de construire pour des travaux susceptibles
d’affecter les parties communes, pour dénier parfois au copropriétaire la qualité pour demander
le permis, estimant alors que cette qualité appartient au syndicat des copropriétaires.
La jurisprudence relative à la théorie du propriétaire apparent a ceci de remarquable que
l’interdiction qui est faite à l’administration de refuser de délivrer l’autorisation à raison d’une
contestation visant le titre de droit privé, et même, le cas échéant, de surseoir à statuer dans
l’attente du résultat du contentieux introduit à cet effet devant le juge judiciaire, se double d’un
refus du juge administratif de surseoir à statuer lui-même du fait de la difficulté affectant la
validité du titre de droit privé. Le juge administratif se borne à vérifier qu’« en l’état du dossier
qui lui était soumis », l’autorité administrative s’est bornée à relever la qualité de « propriétaire
apparent » du pétitionnaire. Cette qualité ne tombe que si le titre n’est qu’un acte informe, ou
entaché de graves contradictions. Il doit être encore relevé que l’anéantissement du titre présenté,
par un jugement du juge judiciaire, n’a pas pour effet de priver rétroactivement le permis de
construire de sa validité, même si ce jugement intervient en cours d’instance devant le juge
administratif. Ce principe ne connaît d’exception que lorsque le titre de propriété soit relève du
droit public, soit a été conféré au pétitionnaire à l’issue d’une procédure relevant du droit public,
comme la procédure d’expropriation.
* * *
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La théorie du propriétaire apparent a été vivement critiquée par certains auteurs, qui lui
reprochent essentiellement d’utiliser une notion d’apparence qui serait incertaine, face à la
cohérence que revêtirait, à l’inverse, la conception développée par la théorie privatiste de
l’apparence. Il est encore reproché au Conseil d‘Etat de refuser à l’administration de surseoir à
statuer et de refuser lui-même de se soumettre à une question préjudicielle, lorsqu’il est élevé
une contestation sur la validité du titre de droit privé.
Il est certain qu’un parallèle entre la notion d’apparence mise en oeuvre par le Conseil d’Etat et la
théorie privatiste de l’apparence n’a pas grand sens. Il n’est pas question de chercher à
caractériser l’erreur commune ou invincible, qui serait commise sous l’empire de la bonne foi,
par l’administration au sujet de la qualité de propriétaire du pétitionnaire. La qualité de
propriétaire apparent est reconnue même s’il y a doute sur la qualité de propriétaire, du fait par
exemple de l’existence d’une contestation pendante à cet égard devant le juge judiciaire. La
notion d’apparence retenue par le juge administratif semble revêtir une nature objective, en tout
cas, elle n’accorde pas une importance décisive aux représentations subjectives des sujets
concernés, au premier chef l’autorité administrative.
Quant au refus de surseoir à statuer de l’administration en dépit des contestations pouvant
affecter la validité du titre de droit privé, il se justifie en raison des termes du texte – l’article R.
432-1 du Code de l’urbanisme – qui impose à l’administration de constater la qualité de
propriétaire du pétitionnaire. Surseoir à statuer reviendrait, de la part de l’administration, à
refuser d’exercer ses attributions. Compte tenu du principe de séparation des pouvoirs,
l’administration ne peut toutefois pas trancher les contestations visant la validité du titre. La
limitation de l’examen de l’administration à la seule apparence de validité du titre correspond à
un équilibre subtil entre ces exigences, qui sont à certains égard contradictoires.
* * *
Au total, la théorie du propriétaire apparent – qui est explicitement utilisée par la jurisprudence
bien au delà de la seule question des autorisations d’urbanisme, comme en droit fiscal, en
matière de cadastre, d’alignement, etc. – apparaît comme une construction parfaitement
cohérente, et qui répond à un véritable défi textuel.
CHAPITRE DEUXIEME – APPARENCE ET EXAMEN PAR L’ADMINISTRATION
D’ELEMENTS NE RELEVANT PAS DE SA COMPETENCE
La démarche observée par le juge administratif dans la mise en oeuvre de la théorie du
propriétaire apparent – qui consiste à contraindre l’administration à appréhender un objet
relevant du droit privé, dans la plénitude de ses attributions, mais dans le respect de la séparation
des pouvoirs – est susceptible d’être étendue à des domaines très divers, chaque fois que
l’administration doit appréhender, dans le cadre du processus d’élaboration de l’acte
administratif, un objet dont la connaissance complète ne relève pas de sa compétence.
C’est ce qui semble ressortir du fort discret principe selon lequel il n’y a pas de question
préjudicielle devant l’administration active. En vertu de ce principe, l’administration qui se
heurte, dans l’exercice de ses attributions, à une question de droit privé, ne saurait être arrêtée ni
même ralentie dans sa marche par une question préjudicielle. La rare doctrine qui s’est exprimée
sur ce principe – et qui, de manière générale, l’approuve -, estime que, ne pouvant elle-même
trancher la question de droit privé, en raison du principe de séparation des pouvoirs,
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l’administrationdoit s’en tenir aux « apparences juridiques ». A cet égard, la prise en compte de
l’apparence apparaît comme une condition de légalité de l’action de l’administration.
Le principe d’exclusion des questions préjudicielles connaît de larges applications dans les
divers régimes de déclaration et d’autorisation préalable, où l’administration doit appréhender,
pour exécuter sa mission, des éléments relevant du droit privé. En matière de déclaration
préalable, pour prendre l’exemple des déclarations d’aménagement et de construction visées à
l’article R. 432-2 du Code de l’urbanisme, l’administration exerce sur les documents qui lui sont
fournis un contrôle de régularité « formelle » ou « extrinsèque ». Concernant les déclarations qui
doivent être faites des modifications intervenue dans l’administration ou dans les statuts des
associations, l’administration n’est pas juge de la régularité du projet qui lui est présenté par le
déclarant ; elle doit s’en tenir, à cet égard, à la « première apparence » de régularité. Les régimes
d’autorisation préalable donnent lieu à des solutions plus contrastées. L’examen par
l’administration des demandes d’autorisation d’acceptation de dons et legs par les associations
reconnues d’utilité publique fait une large place à l’apparence, notamment au regard des
éventuelles contestations qui peuvent viser la validité des dons et legs, qui ne peuvent être
appréciées par l’administration. En revanche, l’étude du régime de l’autorisation administrative
de licenciement révèle que l’administration se livre, au regard du respect par l’employeur de la
procédure préalable au licenciement, et du caractère réel et sérieux des motifs invoqués pour
justifier le licenciement, à un contrôle identique à celui exercé par la juridiction judiciaire. Dans
ce cas, l’administration ne s’arrête pas à la première apparence, mais va au contraire chercher au
delà des apparences. En revanche, sur la question par exemple de la nature du contrat de travail,
à durée déterminée ou indéterminée, l’administration ne dispose pas d’un tel pouvoir, et doit s’en
tenir, dans l’exercice de son contrôle, à l’apparence.
L’exercice par l’administration de son pouvoir d’opposition – en matière, par exemple, de
mariages dits « blancs » – suppose encore l’utilisation de la notion d’apparence au regard de
l’appréciation d’une fraude éventuelle : « le mariage est présumé sincère, et le doute doit
profiter à l’étranger ».
Dans un autre ordre d’idées, la procédure d’agrément – qui impose à l’administration de se livrer
à un contrôle parfois approfondi pour vérifier si un activité est exercée conformément à des
règles parfois contraignantes – offre un tableau assez nuancé. D’un côté, l’administration ne
saurait contrôler la validité des titres et diplômes présentés par le demandeur et doit, à cet égard,
s’en tenir à l’apparence. De l’autre, l’administration doit se livrer à une enquête sur les
antécédents, la moralité et les capacités professionnelles du candidat : l’apparence s’efface ici
devant la recherche approfondie d’une réalité très concrète.
L’étude de l’agrément est aussi l’occasion de mentionner que l’administration est parfois à
l’origine de la création d’une apparence, qui oblige le juge à procéder à la requalification de tel
ou tel acte. Certains agréments sont octroyés au moyen d’actes se présentant sous les dehors et
sous l’appellation de « contrats », comme les « contrats emploi formation », les « contrats de
plan » et autres « contrats de programme ». A plusieurs reprises, lorsque le juge en était saisi,
ces « procédures d’apparence contractuelles » ont été requalifiées en actes unilatéraux.
* * *
L’apparence peut aussi intervenir lorsque l’autorité ou l’agent doit prendre en compte, dans le
cadre de ses attributions, des éléments qui sont normalement régis par le droit public, mais dont
l’élaboration et même la connaissance pleine et entière entre dans le champ de la compétence
d’une autre autorité. C’est notamment le cas du comptable public qui, dans le cadre de sa tâche –
encaissement de recettes et surtout paiements – doit viser les pièces justificatives qui lui sont
11
présentées, qui peuvent être des écrits administratifs. L’examen porté sur ces pièces
justificatives, produites, en matière de dépenses, par l’ordonnateur ou le créancier, est un
contrôle de régularité formelle ou extrinsèque ; il est souvent rappelé qu’à l’égard du comptable,
« les écrits administratifs, dûment signés, bénéficient d’une présomption d’authenticité et de
sincérité jusqu’à preuve contraire ». Seules les pièces entachées de graves contradictions, qu’il
est possible de déceler prima facie, portant en elles-mêmes le signe du vice dont elles sont
atteintes, doivent être rejetées. Concernant la question de la validité des pièces produites – à
commencer par l’ordre de paiement, établi par l’ordonnateur – le comptable procède à un
contrôle de régularité apparente, sachant que si la pièce « d’apparence régulière » se trouve
ultérieurement annulée par le juge, la responsabilité du comptable ne sera normalement pas
engagée. La solution est toutefois incertaine dans le cas d’une « illégalité particulièrement grave
et flagrante » dont serait entachée l’acte : la règle selon laquelle le comptable n’est pas juge de la
légalité des éléments qui lui sont présentés est d’application large, et seuls, semble-t-il, les cas
d’incompétence évidente de l’auteur de l’acte autorisent le comptable à rejeter cet acte.
Il faut toutefois souligner que l’apparence de sincérité et de régularité d’une pièce produite ne
protège pas toujours le comptable d’une mise en débet ; il ressort de la jurisprudence Nicolle de
la Cour des comptes que si les pièces qui sont apparues au comptable, au moment de son
contrôle, régulières et sincères, sont ensuite « reconnues frelatées, fictives, inexistantes par la
juridiction compétente », la responsabilité du comptable sera engagée et celui-ci sera mis en
débet. C’est l’extrême gravité du vice – relevant de la compétence du juge pénal – qui entache la
pièce qui justifie, semble-t-il, une telle solution, sachant au demeurant que la mise en débet, dans
ce cas, ne sanctionne pas une négligence du comptable, et que celui-ci pourra être déchargé de sa
dette par décision du ministre.
* * *
L’apparence est encore mise à profit dans certains régimes, permettant à l’administration de
sanctionner les administrés, au titre de divers manquements. C’est notamment le cas en matière
de répression des abus de droit par l’administration fiscale : le contribuable se voit opposer les
conséquences de ses dissimulations (société fictive, par exemple) à l’égard de l’administration ;
celle-ci, en réalité, a le choix entre soit tirer toutes les conséquences fiscales de l’apparence ainsi
créée, soit écarter cette apparence, et établir les impositions en fonction de la réalité juridique.
En matière de sanctions administratives également, il est possible de déceler, parfois, une
utilisation de la notion d’apparence. C’est le cas au regard de la sanction, prévue à l’article L.
625-1 du Code d’entrée et de séjour des étrangers et du droit d’asile, qui frappe le transporteur
« qui débarque sur le territoire français un étranger (…) démuni du document de voyage, et le
cas échéant, du visa requis (…) ». A cet égard, il a été jugé que la sanction ne peut être
prononcée à l’encontre du transporteur, en cas d’irrégularité des visas produits par l’étranger, si
ceux-ci « ne comportent pas des éléments d’irrégularité manifeste, décelables par un examen
normalement attentif des agents de la compagnie ». L’examen des agents du transporteur doit
donc se limiter à un contrôle de régularité apparente ; et cette régularité apparente, lorsqu’elle est
avérée, exonère la compagnie de sa responsabilité. Dans un autre domaine, et à l’inverse,
l’apparence, lorsqu’elle n’est pas décelée par le sujet, peut être source de sanction : c’est le cas
en matière de lutte contre le blanchiment d’argent, où l’agent est soumis à une obligation de
vigilance à l’égard des « opérations d’un montant important, sans justification économique
apparente, sans relation apparente avec l’activité (…) du titulaire du compte (…) ».
A ces deux derniers égards, le parallèle avec le droit pénal s’impose : dans cette branche du droit,
il est admis que l’erreur de l’agent sur la matérialité de l’acte commis peut avoir un effet
exonératoire de responsabilité pénale – dans le cas, par exemple, où le chasseur a abattu un
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chevreuil, alors qu’il croyait abattre un loup ; à l’inverse, certaines infractions qui requièrent,
parmi leurs éléments constitutifs, l’existence d’un acte juridique, tels le délit de détournement
d’objets saisis, ou de détournement d’objets remis en gage, seront constitués alors même que
l’acte en question – la saisie, le gage -, sont entachés de nullité, pourvu que le délinquant ait cru
à la régularité de ceux-ci. La notion d’apparence alors mise en oeuvre, suivant une doctrine
éminente, peut se révéler très différente de celle ressortant de la théorie privatiste de l’apparence,
et revêtir, notamment, un caractère objectif ; ces enseignements sont potentiellement très
fructueux dans le cadre de la présente recherche (cf. deuxième partie).
La notion d’apparence intervient aussi en matière de contraventions de grande voirie : les
poursuites sont exercées « contre la personne qui apparaît comme objectivement responsable de
l’atteinte portée au domaine public » ; l’administration est admise, à cet égard, à s’en tenir « à
l’apparence, dans un souci d’efficacité ». C’est ainsi que la sanction sera prononcée à l’encontre
du propriétaire de l’ouvrage, « instrument » de la réalisation du dommage, même si celui-ci n’en
a pas été la « cause première ».
* * *
Il importe ici de mettre spécialement en exergue le rôle fondamental, bien que discret, joué par
l’apparence, toutes les fois que l’administration doit prendre en considération, dans l’exercice de
ses attributions, un objet dont la connaissance ne rentre normalement pas dans le champ de sa
compétence.
TITRE TROISIEME – L’APPARENCE DANS LE CONTENTIEUX ADMINISTRATIF
L’apparence manifeste aussi son existence dans le cadre des règles de procédure présidant au
règlement des litiges. C’est notamment le cas au regard de l’exigence d’un procès équitable
(chapitre premier), au regard, aussi, de l’utilisation particulière faite par le juge administratif de
la notion de présomption, qui a déjà été rencontrée, et qui tient une place importante dans l’office
du juge (chapitre deuxième). Enfin, le rôle du juge dans l’élaboration des divers régimes de
responsabilité impose de faire une place particulière à l’apparence comme source de
responsabilité (chapitre troisième)
CHAPITRE PREMIER – L’APPARENCE DANS L’EXIGENCE DE PROCES EQUITABLE
C’est ici le lieu d’évoquer la « théorie des apparences » qui a marqué d’une forte empreinte la
notion de procès équitable, telle que celle-ci s’impose désormais formellement au juge
administratif français, aux termes de l’article 6 de la Convention européenne des droits de
l’homme, qu’interprété par la Cour européenne des droits de l’homme. La « théorie des
apparences » reflète la préoccupation – particulièrement marquée en droit anglo-saxon – que la
justice doit être bien rendue, mais aussi que les divers aspects de l’organisation du procès
doivent manifester de manière « visible » cette exigence de bonne justice : « justice should not
only to be done, but should manifestly and undoubtedly to be seen to be done ». Cette idée
manifeste particulièrement que l’exigence d’impartialité des magistrats, dans leur « fort
intérieur » à l’égard de l’affaire qu’ils ont à juger (« impartialité subjective »), se double de
l’exigence que ceux-ci soient exempts de toute manifestation extérieure et « visible » qui
pourrait porter à douter – à tort ou à raison – de leur impartialité (« impartialité objective »).
Cette préoccupation d’impartialité objective – qui s’analyse de manière autonome par rapport à
l’exigence d’impartialité subjective -, est en réalité prise en compte de longue date par les règles
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françaises du contentieux administratif, mais de manière moins spectaculaire que dans les droits
anglo-saxons. Ainsi, à titre d’exemple, le principe d’incompatibilité, pour les membres du
Conseil d’Etat, entre les activités administratives et contentieuses, était-il affirmé dès le
règlement du 5 nivôse an VIII. Par ailleurs, les textes du Code de procédure civile, relatives à la
récusation, à la procédure de renvoi pour cause de suspicion légitime, qui s’appuient sur des
considérations comparables, étaient depuis longtemps applicables devant le juge administratif. Il
a également très tôt été affirmé que les magistrats qui expriment publiquement leur opinion sur
une affaire, ne peuvent plus connaître de cette affaire au contentieux. Comme le disait BATBIE à
propos du Tribunal des conflits en 1872 : « il faut que la justice soit aussi apparente que réelle ».
Dès lors, la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, mettant en cause
l’organisation de la justice administrative française – au travers essentiellement de l’arrêt
Procola (même si celui-ci vise le Conseil d’Etat luxembourgeois) et surtout de l’arrêt Kress –
n’a-t-elle pas à proprement parler bouleversé les conceptions françaises en matière de procès
équitable. Les critiques, parfois virulentes, de la doctrine, à l’encontre de l’arrêt Kress – arrêt qui
a quelque peu disqualifié l’institution du commissaire du gouvernement, perçu, le cas échéant,
fût-ce en apparence, comme « l’allié objectif » d’une des parties – n’en sont pas moins à notre
sens justifiées. Cette jurisprudence marque en effet, semble-t-il, le caractère excessif de la prise
en compte des apparences, dès lors qu’il était reconnu par la Cour même que, par delà les
apparences qui peuvent laisser à penser au « justiciable peu rompu aux arcanes de la justice
administrative » – et à celui-là seulement – que le commissaire du gouvernement est l’allié d’une
des parties, cette institution présentait – au plan de la réalité juridique – toutes les garanties
d’indépendance et d’impartialité requises.
CHAPITRE DEUXIEME – L’APPARENCE DANS L’OFFICE DU JUGE ADMINISTRATIF
L’examen de la jurisprudence, et des règles de procédure, montre que le juge administratif fait un
large usage de la notion d’apparence–évidence – pour reprendre l’expression utilisée par J.-L. de
CORAIL dans son article ci-dessus évoqué -, pour résoudre les litiges qui lui sont soumis. C’est
naturellement le cas dans le cadre des diverses procédures de référé administratif, où le juge doit
se borner à relever une « atteinte grave et manifestement illégale » ou bien le « doute sérieux »
qu’il éprouve au regard de la légalité d’une décision, dans le cadre, par exemple, du « référésuspension
». Le juge des référés ne prendra aucune mesure, en revanche, si la décision qui lui
est déférée présente les apparences raisonnables de la légalité, que seul un examen approfondi,
relevant du juge du fond, permettrait de remettre en cause.
Toutefois, le juge du fond lui-même peut être confronté à l’évidence, et être habilité à en tirer des
conséquences procédurales. Ainsi le Code de justice administrative prévoit-il le cas des
irrecevabilités manifestes, qualifiées d’« apparentes » par la doctrine, et des irrecevabilités
« irrémédiables » et « non susceptibles d’être couvertes en cours d’instance », qui peuvent être
sanctionnées dès les stades les plus précoces de l’instruction, sans qu’il soit besoin que celle-ci
aille jusqu’à son terme. Il faut encore mentionner les dispositions du Code de justice
administrative autorisant le juge à régler au fond les affaires sans instruction préalable,
« lorsqu’il apparaît au vu de la requête que la solution est d’ores et déjà certaine ». Les règles
relatives à la non-admission du pourvoi, devant le Conseil d’Etat statuant comme juge de
cassation, procèdent de cette même idée de la prise en considération de l’évidence dans le
règlement des litiges.
* * *
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Parfois c’est le juge administratif lui-même qui tire les conséquences de l’apparence, pour le
règlement des litiges, sans y être invité par un texte. Ainsi de la théorie de l’acte clair, qui
permet au juge administratif de prendre en compte un acte ou une règle ne relevant pas de sa
compétence – tel un acte de droit privé, telle une règle de droit communautaire -, dès lors que
ceux-ci ne présentent pas de difficulté sérieuse au regard de leur validité ou de leur
interprétation. Le juge fait ainsi l’économie d’une question préjudicielle ; ce procédé, qui dépend
de l’appréciation du juge administratif lui-même, est identifié par la doctrine comme faisant
appel, dans une certaine mesure, à la notion d’apparence.
Le contrôle de l’erreur manifeste d’appréciation par le juge administratif procède aussi de cette
logique de prise en compte de l’apparence–évidence. Ce biais de contrôle de la légalité – qui
n’est pas sans ambiguïté au regard, notamment, du point de savoir à l’égard de quel type de sujet
doit être apprécié le caractère manifeste de l’erreur -, permet au juge d’élargir son office au
regard du caractère raisonnable de l’action de l’administration.
* * *
La notion d’apparence–vraisemblance est également largement utilisée par le juge administratif,
de sa propre initiative, dans le cadre du règlement des litiges, au travers du recours à la
technique de la présomption. La grande variété, par le juge administratif, de l’utilisation de cette
technique à bien des égards assez mystérieuse, impose de faire certaines distinctions. La
présomption est tout d’abord assez classiquement utilisée dans le domaine du droit de la preuve.
Dans le cadre spécifique du contentieux administratif, cette technique est souvent utilisée pour
atténuer le déséquilibre dans lequel se trouve l’administré demandeur, à qui incombe le fardeau
de la preuve, face à l’administration qui détient souvent les éléments d’informations permettant
de résoudre le litige, et qui est parfois réticente à les produire, au cas où ces éléments lui seraient
défavorables. Il n’est pas rare, à cet égard, que le juge administratif tienne pour constants les faits
avancés par l’administré demandeur, si le silence ou la réticence de l’administration à ce sujet
« créé une apparence de véracité susceptible de refléter son accord ».
La technique de la présomption est aussi utilisée par le juge administratif – de manière beaucoup
plus originale -, pour résoudre des questions de fond, pour la « résolution des problèmes de
casuistique juridique », c’est-à-dire lorsque la règle applicable « ne donne pas au problème
considéré une solution incontestablement certaine ». Une telle situation se rencontre souvent
dans le cadre du contentieux administratif, au regard de la relativité et de la complexité qui
caractérisent nombre de principes du droit administratif, que le juge est amené à mettre en oeuvre
pour trancher les litiges. Ainsi notamment de la distinction entre la « gestion publique » et la
« gestion privée », comme le relevait déjà HAURIOU. C’est le plus souvent lorsque le juge
administratif doit qualifier certaines activités – service public administratif, ou industriels et
commerciaux – ou certains établissements, qu’il se heurte à de telle difficultés. Face à
l’incertitude de la solution, le juge administratif retiendra volontiers la « ressemblance » que
l’activité ou l’établissement en question présente par rapport à des activités ou établissement déjà
qualifiés. Comme le disait GENY, cette démarche, caractéristique de la notion de présomption,
vise à « tenir pour certain ce qui est équivoque, pour avéré ce qui est tout au plus plausible ». Il
faut rapprocher de cette idée la construction, déjà évoquée, du doyen VEDEL, qui tendait à
établir une « présomption d’administrativité » au sujet des actes pris par une autorité
administrative. L’abandon, en définitive, de cette construction par son auteur, marque toutefois
la grande incertitude qui préside au maniement de la technique de la présomption à ces égards.
Il faut enfin mentionner l’utilisation particulière qui est faite par le juge administratif de la
technique de la présomption, dès lors qu’il s’agit de découvrir la volonté du législateur, lorsque
celle-ci est incertaine, ou non exprimée. C’est le cas au regard de la question de la responsabilité
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de l’Etat du fait des lois, illustrée par la jurisprudence la Fleurette. A cet égard, le commissaire
du gouvernement ROUJOU a indiqué que « dans le silence de la loi, on doit obligatoirement
présumer que le législateur a entendu se conformer aux principes généraux et impératifs du
droit ». Cette idée, qui a été adoptée par le Conseil d’Etat, et réaffirmée de manière constante,
marque encore le souci de donner aux litiges une solution certaine, face à l’incertitude de la
règle, qui autorise tout au plus de tabler sur une vraisemblance.
CHAPITRE TROISIEME – L’APPARENCE, SOURCE DE RESPONSABILITE
Dans son effort de création prétorienne, le juge administratif en est venu à sanctionner par un
mécanisme de responsabilité les attitudes et les initiatives de l’administration, génératrices d’une
d’apparence, qui se révèlera par la suite trompeuse, au regard, le plus souvent, de la légalité d’un
comportement ou d’une promesse, ou du caractère judicieux de renseignements administratifs
fournis par l’autorité.
L’apparence ainsi sanctionnée se rapproche de l’apparence trompeuse, telle qu’elle ressort de la
théorie privatiste de l’apparence : si l’exigence qui s’impose à l’administration de s’abstenir de
faire des promesses illégales, et de donner des renseignements inexacts – l’administration étant
censée « détenir la science qui la gouverne » – est rigoureuse, l’administré, quant à lui, devra se
montrer prudent au regard des promesses faites, et des renseignements donnés. Le juge
administratif contrôle en outre la réalité de sa bonne foi. La responsabilité de l’administration
pour la création d’apparences trompeuses est donc un des rares exemples de la réception, par le
juge administratif, d’une construction proche de celle de la théorie privatiste de l’apparence. Il
faut toutefois signaler que la théorie de l’apparence du droit privé ne repose pas sur un
mécanisme de responsabilité, mais sur un mécanisme d’assimilation : la sanction de la
reconnaissance de l’apparence trompeuse se traduit par l’octroi à la personne tombée dans
l’erreur, du droit qu’il croyait acquérir, et non par l’allocation de dommages et intérêts.
L’adoption, par le juge administratif, du « modèle » issu du droit privé est donc incomplète, et il
est douteux que le juge puisse aller plus loin.
Il faut encore souligner la propension que marquent certains auteurs à expliquer les solutions
relatives à la responsabilité du fait des apparences créées, non pas à proprement parler par des
mécanismes faisant appel à la notion d’apparence, mais par le recours au principe « concurrent »
de protection de la confiance légitime, issu de la jurisprudence des juridictions communautaires
et, au-delà, au droit germanique.
* * *
Au terme de cette première partie, la « moisson » s’avère particulièrement fructueuse. A
quelques rares exceptions près, le modèle de la théorie privatiste de l’apparence se révèle être un
leurre. Toutefois, les hypothèses qui étaient présentées, à tort, par la doctrine, comme résultant
d’une transposition pure et simple de la théorie privatiste, ne sont pas disqualifiées pour autant,
au regard de la notion d’apparence. Il reste toutefois à découvrir quelle physionomie sont
susceptibles de présenter les diverses notions d’apparence à l’oeuvre en droit administratif, pour
être pleinement opératoires et, à ce titre, pertinentes. Outre la systématisation des diverses
manifestations de l’apparence qui viennent d’être relevées, c’est l’objet de la deuxième partie du
présent travail.
* * *
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DEUXIEME PARTIE – LA PERTINENCE DE L’APPARENCE EN DROIT
ADMINISTRATIF
Il s’agit ici, à partir des diverses espèces identifiées en première partie comme utilisant la notion
d’apparence, de procéder à un travail de construction visant à ériger l’apparence en un concept
qui puisse être situé parmi les catégories juridiques existantes. Cet effort, essentiellement de
qualification, est de nature à permettre une classification rigoureuse d’espèces qui apparaissent
encore éparses, à ce stade, nonobstant le travail de recensement qui a abouti à un certain
ordonnancement. Il importe donc, par une démarche à présent synthétique, de découvrir la
nature juridique de l’apparence (titre premier). Cette notion, ou ces notions d’apparence, qu’il
reste à découvrir, ne feront totalement la preuve de leur pertinence que s’il est possible de
dégager l’utilité qui est la leur au sein du droit administratif, c’est-à-dire leur rôle « propre et
caractéristique », autrement dit, leur fonction (titre deuxième).
TITRE PREMIER – LA NATURE JURIDIQUE DE L’APPARENCE EN DROIT
ADMINISTRATIF
Il faut ici dégager, à partir du travail de recensement fait en première partie, quels sont les traits
distinctifs de la notion d’apparence telle qu’utilisée en droit administratif. En réalité, les résultats
de la recherche permettent de supposer que plusieurs notions d’apparence sont à l’oeuvre en
droit administratif : apparence objective ou subjective, trompeuse, vraisemblable, etc. Face à
cette diversité, il faut donc, en premier lieu, s’attacher à identifier les éléments constitutifs de
l’apparence, qui sont susceptibles d’être communs aux différentes notions (chapitre premier),
puis, à partir de ce travail, différencier les notions d’apparence dont l’existence est supposée, afin
de les qualifier (chapitre deuxième). Il conviendra enfin de rechercher si les différentes notions
d’apparence, ainsi qualifiées, ne sont pas susceptibles de se fondre, en dernière analyse, dans ce
qui serait une qualification commune (chapitre troisième).
CHAPITRE PREMIER – LES ELEMENTS CONSTITUTIFS DE L’APPARENCE
Il semble fructueux de partir ici du modèle proposé par les privatistes, pour détailler les éléments
constitutifs de l’apparence, et de distinguer, en conséquence, entre l’élément matériel et
l’élément psychologique de l’apparence.
L’élément matériel de l’apparence peut être considéré comme résidant, à l’égard des actes
administratifs, dans tout ce qui fait leur matérialité sensible ou « visible », dont, au premier chef,
l’instrumentum des actes administratifs. Ce dernier a pour vocation, en premier lieu,
d’extérioriser les formes qui ont été observées dans le cadre du processus d’élaboration de l’acte,
qui visent à attester le respect, par son auteur, des règles de fond et de procédure auxquelles
l’acte est soumis. L’instrumentum a également pour objet de recueillir la volonté extériorisée de
l’auteur de l’acte, la volonté « déclarée », comme le disait HAURIOU. L’élément matériel de
l’apparence réside encore, semble-t-il, dans les diverses mesures de publicité qui auront été
accomplies pour permettre à l’acte d’entrer en vigueur. Il faut mentionner ici les travaux de J.
MOLINIE, qui estime que les mesures de publicité ont pour effet de créer une « apparence » qui
viendrait fonder « en théorie la présomption de régularité des actes des autorités publiques ».
Il semble également possible de rattacher à l’élément matériel de l’apparence les différents
comportements de l’administration « objectivement constatables », auxquels des conséquences
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juridiques immédiates sont attachés, qui pourront être par la suite désavoués par le juge. Ces
comportements n’en resteront pas moins, dans ce cas, des faits accomplis sur lesquels il sera
difficile de revenir totalement. Cela rejoint la notion de « situation matérielle » utilisée par la
doctrine pénaliste, dont l’existence matérielle et « visible » est indépendante de la validité ou non
de la situation juridique à laquelle elle a donné naissance. Cette idée de fait accompli peut
également être retrouvée à la source des préoccupations visant à limiter les effets de la
rétroactivité de l’annulation des actes administratifs, en vertu de considérations qui font, semblet-
il, une place à la notion d’apparence.
L’élément psychologique de l’apparence, au regard des présupposés de la théorie privatiste de
l’apparence, réside dans les représentations subjectives du sujet, lorsque celui-ci est confronté
aux éléments constituant la matérialité de l’apparence. Il s’agira donc de l’erreur, qu’elle soit
excusable ou non, diversement qualifiée : commune, invincible, etc. Il pourra s’agir aussi de la
croyance légitime, telle qu’elle est à l’oeuvre dans le cadre de la théorie du mandat apparent. La
notion de bonne foi viendra compléter les diverses autres manifestations de l’élément
psychologique, ou même suppléer leur absence ou leur insuffisance.
L’évocation des diverses manifestations de l’apparence recensées en première partie permet de
constater que l’élément psychologique est fréquemment absent, ou singulièrement ténu. Ainsi de
la publicité des actes administratifs, qui produit ses effets indépendamment de la perception qui
en aurait été l’objet par le destinataire de l’acte. La jurisprudence relative à la théorie des
fonctionnaires de fait ne contient aucune allusion à l’erreur commune et à la bonne foi,
quoiqu’en pense la doctrine majoritaire à cet égard. S’agissant des manifestations de
l’apparence-évidence, la prise en compte d’un « modèle abstrait » d’individu dans le chef duquel
serait appréciée la force de l’évidence, laisse à penser que l’élément psychologique n’est pas
totalement écarté, mais qu’il tend à l’objectivité, et qu’il est donc quelque peu ténu.
Il est toutefois des hypothèses où l’élément psychologique manifeste incontestablement son
existence. Tel est le cas de la responsabilité de l’administration pour apparences créées. Tel
semble aussi être le cas, dans une mesure variable, dans les différentes notions d’apparence qui
sont utilisées par le juge pour résoudre les litiges.
Cette grande variété des hypothèses, au regard des éléments constitutifs de l’apparence,
compliquent quelque peu la tâche de qualification.
CHAPITRE DEUXIEME – LES QUALIFICATIONS DES DIFFERENTES NOTIONS
D’APPARENCE EN DROIT ADMINISTRATIF
L’absence ou la présence de l’élément subjectif de l’apparence, dans les différentes espèces
recensées, impose de distinguer entre une notion d’apparence qui serait de nature subjective, et
une autre notion de nature objective.
* * *
La notion d’apparence subjective telle qu’utilisée dans le cadre de la théorie privatiste de
l’apparence, qui repose essentiellement sur l’idée d’apparence trompeuse, doit être quelque peu
revisitée. Comme le relève Ph. CONTE, cette conception de l’apparence trompeuse s’attache à
apprécier les situations où un individu est tombé dans l’erreur, pour tirer des conséquences
juridiques de cette erreur. Or, « ce qui compte c’est donc bien que l’apparence soit trompeuse, et
non, comme dans la théorie classique, qu’elle ait trompé ». Ce changement de perspective
permet de prendre en considération une « apparition », relevant de l’élément matériel – qui était
18
négligé dans le cadre de la théorie classique -, dont on se demande s’il est ou non de nature à
engendrer une erreur dans le chef du sujet pensant. Il importe également de déterminer le
« standard » abstrait de l’individu dans le chef duquel l’erreur est appréciée, pour évaluer le
caractère excusable ou non de cette erreur.
Cette conception renouvelée de l’apparence trompeuse s’applique sans difficulté aux hypothèses
ci-dessus recensées concernant l’engagement de la responsabilité de l’administration pour la
création d’une apparence trompeuse. La mise en oeuvre de cette responsabilité suppose en effet
une analyse rigoureuse du comportement de l’administration, constitutif de l’apparence, et de
l’attitude de l’administré, dont il convient de déterminer s’il peut être assimilé ou non au
« standard » type dont la vigilance est susceptible d’être trompée par l’agissement considéré de
l’administration.
Il semble également possible d’expliquer les hypothèses relevant de la « théorie des
apparences » au travers de la notion renouvelée d’apparence trompeuse. La « théorie des
apparences » met en cause une apparition, constituée par le comportement du magistrat, et un
sujet pensant, dans le chef de qui sera appréciée le caractère légitime ou non de l’erreur, ou
même du « simple doute, aussi peu justifié soit-il ». La spécificité de ce cas est que le standardtype
du plaideur, mesure du caractère légitime ou non du doute ressenti par l’intéressé, ne ressort
pas d’une catégorie très élaborée puisque, dans la jurisprudence européenne du moins, il est fait
référence au plaideur « non rompu aux arcanes de la justice administrative ».
Enfin, le modèle de la conception renouvelée de l’apparence trompeuse s’applique également
sans difficulté à la question de la validité du paiement effectué par le contribuable de bonne foi
entre les mains du « comptable apparent », comme cela ressortait, au demeurant, de la possibilité
de considérer cette hypothèse sous l’angle de l’application de l’article 1240 du Code civil.
La notion d’apparence subjective peut en second lieu renvoyer à la croyance légitime,
construction issue du droit privé, qui vise à remettre en cause la notion d’erreur, et qui est utilisée
dans le cadre de la théorie du mandat apparent. Les quelques illustrations relevées en première
partie, dont il avait été indiqué qu’elles relevaient précisément de la théorie du mandat apparent,
se rattachent bien à la notion de croyance légitime : il est bien question de l’existence d’un
ensemble de faits fondant la croyance du cocontractant de ce qu’il se traitait avec un représentant
de la personne publique (locaux appartenant à la ville, utilisation d’un cachet humide de la
mairie), et non avec l’association qui avait été constituée sous l’égide de la ville, étant observé
qu’en raison des circonstances, il ne pouvait être reproché au cocontractant de ne pas avoir
procédé à des vérifications. La notion de croyance légitime, ainsi conçue, est aussi de nature à
expliquer les solutions relevant de la « théorie du service public apparent », permettant de
qualifier de deniers publics les sommes prélevées au titre du fonctionnement de services publics
irrégulièrement institués, mais fonctionnant « apparemment » comme des services légalement
constitués, ainsi qu’aux diverses hypothèses relevant de la gestion de fait, où se trouve impliquée
la notion d’apparence. A ces différents égards, c’est aux yeux du public, aux yeux des
administrés qui versent les différentes sommes permettant le fonctionnement du service que
s’apprécie l’apparence. Par l’utilisation des locaux du service, des carnets à souche, du personnel
du service, etc., « la régie a agi comme si la vente des appareils ménagers continuait à faire
partie des activités normales qu’elle pouvait régulièrement assumer ». Par l’utilisation de ces
« marques d’appartenance à une fonction », les différents agents ont conduit les administrés à
légitimement penser que ceux-ci agissaient pour le fonctionnement d’un service légalement
constitué, les circonstances dispensant les administrés de procéder à des vérifications.
19
L’apparence subjective trouve en troisième lieu à s’illustrer au travers de la notion d’apparence
vraisemblable. A cet égard, le doute éprouvé par le sujet, qui était exclu dans le cadre de
l’apparence trompeuse de la théorie privatiste – même revisitée -, n’est plus de nature à
disqualifier les représentations du sujet : des conséquences juridiques vont être tirées de ce
qu’une « apparition » permet légitimement au sujet de tenir pour seulement vraisemblable telle
ou telle interprétation de la réalité. S’il éprouve un doute, le sujet estime devoir le surmonter.
Cette conception trouve sans difficulté à s’appliquer dans le cas des présomptions qui relèvent du
droit de la preuve, ainsi qu’à celles permettant au juge de résoudre des problèmes de casuistique
juridique.
* * *
L’enjeu de la notion d’apparence objective est de reconnaître au seul élément matériel de
l’apparence, faux semblant, dans l’univers matériel, de l’entité juridique correspondante, la vertu
d’emporter tous effets juridiques habituellement attachés à l’existence de l’entité juridique dont
il s’agit. Selon Ph. CONTE, qui est l’inventeur de la « théorie de l’apparence objective »,
développée dans le cadre du droit pénal, dès lors qu’« un effort a été tenté pour donner naissance
à une entité juridique », et que cet effort se concrétise par l’existence, dans l’univers matériel,
d’une entité, même juridiquement entachée d’une cause de nullité, mais suffisamment
ressemblante aux éléments d’extériorisation matérielle de l’entité juridique valide, il devient
possible de parler d’une « apparence objective » et donc de reconnaître à l’entité matérielle,
extériorisation de l’entité juridique viciée, toutes les conséquences juridiques que l’on attache
habituellement à l’entité juridique valide. Mais il faut bien que « tout se [soit] extérieurement
passé, dans l’univers matériel comme cela se serait passé si l’entité juridique dont on entend
établir l’existence avait été juridique réelle ». C’est donc la « seule ressemblance objective de la
réalité matérielle avec l’entité juridique correspondante qui doit permettre de considérer qu’il y
a apparence ». Cette apparence, qui naît de la seule ressemblance matérielle, n’a pas besoin du
secours d’un quelconque élément psychologique pour se voir conférer des effets ; elle est donc
bien une apparence objective.
La notion d’apparence objective, ainsi conçue, trouve notamment à s’appliquer aux hypothèses
habituellement envisagées sous l’angle de la théorie des fonctionnaires de fait. Le considérant de
principe qui concerne les hypothèses relevant de cette théorie : « un fonctionnaire
irrégulièrement nommé aux fonctions qu’il occupe doit être regardé comme légalement investi
tant que sa nomination n’a pas été annulée », répond, à notre sens, à toutes les conditions posées
par la théorie de l’apparence objective pour son application. En effet, dans les situations
correspondant au considérant commenté, « un effort a été tenté pour donner naissance à une
entité juridique », celle de fonctionnaire régulièrement nommé. Toutefois, cet effort a manqué
son but, car la nomination est irrégulière. Il n’en est pas moins résulté l’existence d’une entité
matérielle en tous points semblable à celle qui aurait résulté de l’existence de l’entité juridique,
si celle-ci avait été juridiquement valide : « tout [s’est] extérieurement passé, dans l’univers
matériel, comme cela se serait passé si l’entité juridique dont on entend établir l’apparence
avait été réelle ». Il est donc possible de parler d’une apparence objective de fonctionnaire, et
point n’est besoin de l’existence d’un élément subjectif, d’ailleurs totalement absent dans la
jurisprudence.
Il faut préciser que la jurisprudence AC !, relative à la modulation dans le temps des effets des
annulations contentieuses, est susceptible de se substituer à la jurisprudence relative aux
fonctionnaires de fait, telle qu’elle vient d’être évoquée. Il semble que, pour l’essentiel, cette
nouvelle construction – qui tend à valider les actes pris par le fonctionnaire dont la nomination a
été annulée, en raison des « conséquences manifestement excessives » qui résulteraient de la
remise en cause « des situations qui ont pu se constituer » au regard de considérations tirées de
20
l’intérêt général et de « l’ensemble des intérêts publics et privés en présence » -, même si elle
n’assure plus de manière « automatique » la validation de tous les actes pris par le fonctionnaire,
continue à être, dans une grande mesure, inspirée par la théorie de l’apparence objective. C’est
bien en effet parce que la situation résultant des actes faits par fonctionnaire irrégulièrement
nommé « ressemble », dans l’univers matériel, à la situation qui aurait prévalu si le fonctionnaire
avait été régulièrement nommé, que la jurisprudence AC ! peut englober une telle hypothèse, et
se substituer ainsi à la « vieille » jurisprudence relative à la théorie des fonctionnaires de fait. Il
est d’ailleurs probable qu’au plan pratique, la jurisprudence AC ! appliquée à ces hypothèses
donnera le même résultat que l’ancienne jurisprudence.
La théorie de l’apparence objective est également, semble-t-il, à même d’expliquer les questions
relatives à la « présomption de légalité » des actes administratifs, et aux actes créateurs de droit.
Il a été fait allusion, en première partie, aux travaux de J. de SOTO, pour la présomption de
légalité des actes administratifs, et à ceux de M. WALINE, concernant la prohibition du retrait
des actes illégaux créateurs de droit. Ces deux auteurs faisaient chacun appel à une notion
d’apparence inspirée du droit privé, mais ces explications ne pouvaient être regardées comme
correspondant au droit positif. Il en va différemment, lorsque ces constructions sont confrontées
à la théorie de l’apparence objective. Dans les deux cas, il y a un « effort pour donner naissance
à une entité juridique », effort qui manque son but puisque, par hypothèse, les actes considérés
sont illégaux. Les effets normalement conférés à l’entité juridique non viciée correspondante
n’en sont pas moins attachés à ces actes, car il y a, à n’en pas douter, « ressemblance suffisante »
entre l’entité matérielle constituée par l’extériorisation des actes viciés, et celle qui extérioriserait
l’acte qui serait non vicié, en sorte que « tout [s’est passé] extérieurement passé, dans l’univers
matériel comme cela se serait passé si l’entité juridique dont on entend établir l’existence avait
été juridique réelle ». Il y a donc lieu d’appliquer aux actes considérés, par hypothèses entachés
d’illégalité, le même régime juridique que s’ils avaient été valides, sans qu’il soit besoin de
relever la « bonne foi » de qui que ce soit : obligation d’obéissance immédiate dans un cas,
prohibition du retrait dans l’autre, les conditions relatives au délai étant censées satisfaites, dans
le dernier cas. L’application de la théorie de l’apparence objective à ces hypothèses est encore
renforcée par le fait que l’acte administratif présente tous les aspects d’une « entité juridique
artificielle formaliste », ou d’un « titre formaliste », suivant la terminologie employée par Ph.
CONTE, c’est-à-dire un acte qui requiert l’utilisation de « signes juridiques » qui sont en général
présents sur l’instrumentum de l’acte (utilisation du papier à en-tête d’une administration
publique, exposé des motifs, etc.), et qui permettent d’un seul regard, prima facie, de les
identifier comme des actes administratifs.
Tous les mécanismes utilisant la notion de « manifeste » peuvent également être rapprochés de la
théorie de l’apparence objective. Une difficulté naît toutefois de ce que l’évidence – qui soustend
les hypothèses où le manifeste est invoqué – est censé refléter la réalité, alors que la théorie
de l’apparence objective a précisément pour objet de provoquer une assimilation entre ce qui est
seulement apparent – même avec une grande ressemblance avec la réalité, puisqu’il s’agit
d’apparence objective -, et la réalité, qui est censé être différente de ce qui n’est qu’apparent. Il
faut toutefois approfondir les notions de manifeste et d’évident. Comme l’a relevé B. PETIT, il
n’y a jamais de certitude que le manifeste et l’évident révèlent à coup sûr la réalité. A cet égard,
« même les évidences sont trompeuses », et les hésitations des commissaires du gouvernement
pour établir le caractère « manifeste » de telle ou telle illégalité le confirment. Dès lors, le
rapprochement entre l’idée du manifeste et la théorie de l’apparence objective conserve un sens.
Toutes les manifestations de l’apparence où l’administration se trouve apprécier un élément
relevant du droit privé peuvent également être traitées sous l’angle de la théorie de l’apparence
objective. C’est notamment le cas de toutes les hypothèses relevant de la théorie du propriétaire
21
apparent. Le titre de droit privé, qui constitue d’ailleurs parfois un « titre formaliste » qui, outre
les autres éléments produits par le pétitionnaire, est de nature à constituer une « apparence
objective de propriétaire » qui autorise l’autorité administrative, sans qu’un examen approfondi
soit nécessaire de sa part, et sans qu’il soit besoin d’apprécier – si le titre se révèle invalide –
l’existence d’une erreur « légitime » ou non, à reconnaître la qualité de propriétaire apparent,
« en l’état du dossier qui lui est soumis ».
La même remarque doit être faite au regard de l’application des articles L. 625-1 du Code de
l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, prévoyant une sanction administrative pour
les transporteurs débarquant en France des étrangers démunis du titre de voyage et des visas
requis. Malgré la référence faite, pour exonérer le transporteur de sa responsabilité, à la nécessité
d’un « contrôle normalement attentif » des préposés de la compagnie, qui permette de déceler les
« éléments d’irrégularité manifeste » qui entacheraient les visas dont doit être revêtu le
document de voyage de l’étranger, il est clair que ce mécanisme exonératoire relève de la théorie
de l’apparence objective. La qualité de « titre formaliste » du visa permet d’envisager l’idée
d’« apparence objective de visa régulier » et seul un visa « informe », c’est-à-dire décelable au
premier coup d’oeil, viendrait détruire cette apparence objective.
CHAPITRE III – LA QUALIFICATION COMMUNE AUX DIVERSES NOTIONS
D’APPARENCE
Le jeu de l’apparence se traduit par un phénomène de validation d’un acte susceptible d’être
invalide, par voie d’assimilation avec l’acte juridique régulier correspondant. Cette validation est
rendue possible par l’effet d’un premier mécanisme d’inhibition des règles prévoyant la nullité
de l’acte invalide – principe de légalité, règles relatives à la compétence -, et d’un second
mécanisme, qui vise à substituer un acte valide à ce qui n’est qu’un acte juridique entaché de
nullité, et même une simple entité matérielle, correspondant à l’entité juridique dépourvue de ses
éléments de validité.
L’apparence redonne « vie » à une réalité juridique dépourvue de ses éléments de validité, et
réduite à sa seule dimension d’entité matérielle. L’acte juridique invalide ainsi transmuté subit
une altération. La mise en oeuvre de l’apparence provoque une « altération de concept, en vue
d’un résultat de droit », ce qui correspond, selon GENY, à la création d’une fiction juridique.
De cette qualification de fiction juridique, qui s’applique à toutes les notions d’apparence qui ont
été dégagées ci-dessus – apparence subjective, apparence objective -, quantité d’auteurs en ont
eu l’intuition : ainsi de J.-L. de CORAIL, qui faisait de la fiction une des espèces du genre
apparence – alors que c’est, à notre sens, la fiction qui est le genre -, ainsi également de D.
COSTA, qui regarde l’apparence – mais celle du droit privé – comme une simple fiction parmi
d’autres.
Même si le concept de fiction, pour caractériser l’apparence, n’est guère opératoire – car il est
trop abstrait -, il n’en constitue pas moins la seule qualification qui puisse s’appliquer à toutes les
notions d’apparence en usage en droit administratif, et qui contribue à conférer à l’apparence son
unité.
* * *
22
TITRE SECOND – LES FONCTIONS DE L’APPARENCE EN DROIT ADMINISTRATIF
FRANCAIS
En premier lieu, la fonction de l’apparence, prise en tant que mécanisme d’extériorisation de la
réalité juridique, vise à rendre possible la connaissance de cette réalité juridique (chapitre
premier). En deuxième lieu, en ce qu’elle opère un arbitrage entre des intérêts divergents, dans
le but de procurer une meilleure sécurité juridique, l’apparence tend à améliorer la condition
juridique des sujets de droit (chapitre deuxième). Enfin, en troisième lieu, par le biais de la
résolution des problèmes de casuistique juridique, face à des solutions incertaines, au moyen de
la technique de la présomption, l’apparence, en provoquant, le cas échéant, la création de
nouvelles catégories juridiques, contribue à la structuration du système juridique (chapitre
troisième).
CHAPITRE PREMIER – LA FONCTION DE L’APPARENCE COMME ELEMENT
D’EXTERIORISATION DE LA REALITE JURIDIQUE
L’extériorisation de la réalité juridique par le biais de la publication des actes, en vue de
provoquer l’entrée en vigueur de ceux-ci, produit cet effet sans qu’il soit nécessaire que le
destinataire de l’acte en ait réellement pris connaissance. Le dispositif d’extériorisation vise
seulement à rendre cette connaissance possible. Il faut relever que point n’est besoin de la fiction
de la présomption de connaissance d’une décision publiée ; l’adage nemo censetur ignorare
legem induit d’ailleurs plus l’idée d’un devoir de connaissance de la loi que l’existence d’une
présomption de connaissance. L’attitude subjective du destinataire de l’acte est toutefois parfois
pris en compte pour la détermination de certaines mesures de publicité à mettre en oeuvre : dans
une décision récente, le Conseil d’Etat estime que l’exigence de « publicité adéquate » – au
regard de certaines procédures de mise en concurrence – est satisfaite dès lors que la publicité est
« insusceptible d’échapper à l’attention de l’ensemble des opérateurs raisonnablement vigilants
pouvant être intéressés par une telle délégation ».
La publication doit être complète, ou du moins informer de manière suffisante sur « le sens, le
contenu et la portée de l’acte ». Une menace non négligeable qui plane sur la possibilité de
connaissance des actes par les administrés – et donc sur la sécurité juridique – résulte du
caractère inintelligible de certains de ces actes, du fait de leur rédaction défectueuse.
L’inintelligibilité de certains textes, durement fustigée par deux rapports du Conseil d’Etat, à
quinze années de distance, a donné lieu à une condamnation de la France par la Cour de justice
des communautés européennes, du fait du caractère incompréhensible du régime de voies de
recours qui en résultait.
CHAPITRE DEUXIEME – LES FONCTIONS DE L’APPARENCE AU REGARD DE
L’AMELIORATION DE LA CONDITION JURIDIQUE DES SUJETS DE DROIT
Traditionnellement, l’apparence vise à opérer un arbitrage entre deux intérêts contradictoires,
comme le montre la théorie privatiste de l’apparence qui, selon la formule de DEMOGUE,
privilégie la « sécurité dynamique », celle qui protège les intérêts de l’ayant droit du titulaire
apparent, qui prend le risque de la transaction, au détriment de la « sécurité statique » du titulaire
réel du droit, qui se trouve sacrifié.
23
La fonction d’arbitrage entre deux ou plusieurs intérêts contradictoires se retrouve dans certaines
manifestations de l’apparence en droit administratif. C’est peu douteux lorsque la théorie du
mandat apparent – du droit privé – trouve à s’appliquer à l’endroit de la personne publique : c’est
alors le schéma classique qui prévaut, où la préférence est accordée à la « sécurité dynamique »
qui protège le cocontractant de la personne publique, puisque la transaction est imputée à celleci,
au détriment de la « sécurité statique » de celle-ci. La théorie du propriétaire apparent met
également en cause, dans une certaine mesure, une logique d’arbitrage des intérêts, entre le
pétitionnaire qui se prévaut d’un titre de propriété, et le tiers qui conteste la validité de ce titre.
L’arbitrage est tout relatif, puisque, par définition, le litige n’est pas tranché par le juge
administratif, mais au moins le pétitionnaire se voit délivrer le permis de construire sans qu’il lui
soit besoin d’attendre que le litige soit tranché par ailleurs.
La fonction classique d’arbitrage entre des intérêts contradictoires connaît une spectaculaire
évolution avec la « théorie des apparences ». La Cour européenne des droits de l’homme va bien
au-delà de l’arbitrage entre la « sécurité dynamique » et la « sécurité statique » ; sa jurisprudence
a pour effet de rehausser considérablement le statut du plaideur, en accordant une place
essentielle et inédite « aux impressions, aux sentiments du requérant » dans le déroulement du
procès contentieux, au risque cependant d’une « surestimation de l’apparence et de la
subjectivité individuelle », comme le dit S. GANDREAU, qui l’emporteraient alors sur la mise
en oeuvre normale des règles de procédure.
La jurisprudence relative à la modulation des effets dans le temps des annulations contentieuses
– qui a vocation à absorber la jurisprudence relative aux fonctionnaires de fait – marque
également une évolution, plus discrète, de la problématique de l’arbitrage entre les intérêts en
présence. Le théorie des fonctionnaires de fait met en présence l’intérêt des « ayants droit » du
« fonctionnaire apparent », qui réclame le maintien des actes intervenus à son profit, et l’intérêt
attaché au respect du principe de légalité, qui commande leur annulation. La jurisprudence
relative à la modulation des effets dans le temps élargit ce « face à face », en incluant dans la
« balance des intérêts » outre le « respect dû aux situations qui ont pu se constituer » et le
respect du « principe de légalité », le « droit aux justiciables à un recours effectif », les « divers
intérêts publics et privés en présence », le tout, en considération de « l’ensemble des moyens
pouvant affecter la légalité de l’acte en cause ». Toutefois, il n’est pas certain que ce
changement de perspective se traduise par une remise en cause des solutions qui étaient celles de
l’ancienne jurisprudence relative aux fonctionnaires de fait, comme le suggèrent les premières
décisions rendues sous l’empire de la nouvelle jurisprudence.
La problématique de l’arbitrage entre les intérêts se trouve dépassée, en revanche, dans la
perspective de la protection de la confiance, qui constitue, à notre sens, la fonction de
l’apparence objective. La protection de la confiance est particulièrement bien assurée par ce
mécanisme objectif. La prohibition du retrait des actes illégaux créateurs de droit, ainsi que la
théorie des fonctionnaires de fait, envisagée sous l’angle de la théorie de l’apparence objective,
en sont des illustrations.
La protection de la confiance peut aussi être assuré par des mécanismes subjectifs, comme le
montre l’étude du principe dit de protection de la confiance légitime. Ce principe, d’origine
germanique, pleinement reçu par le droit communautaire, connaît un champ d’application
relativement limité puisqu’il est mis en oeuvre de manière privilégiée dans les cas de
modification brutale et imprévisible de la teneur de la réglementation, ou du comportement des
autorités publiques à l’égard des administrés, en prescrivant que de telles modifications doivent
être accompagnées de mesures transitoires. Le principe de protection de la confiance légitime
repose sur une logique de balance des intérêts, mais privilégie l’analyse subjective de la
24
protection des intérêts de l’administré. Il paraît difficile d’introduite un tel principe en droit
administratif français : les tentatives en ce sens ont toutes été repoussées par le Conseil d’Etat ; la
protection de la confiance procède davantage de mécanismes objectifs, ainsi qu’il a été entrevu.
Au demeurant, la récente jurisprudence KPMG prend en compte le souci de protection des
administrés contre les changements brutaux dans la réglementation, ou dans l’attitude des
autorités, sous l’angle cette fois du principe de sécurité juridique, qui met en oeuvre également un
mécanisme de balance des intérêts, tout en privilégiant une analyse objective de ces intérêts.
CHAPITRE TROISIEME – LES FONCTIONS DE L’APPARENCE AU REGARD DE LA
STRUCTURATION DU SYSTEME JURIDIQUE
L’utilisation de la technique de la présomption – qui relève de la notion d’apparencevraisemblance
– par le juge administratif, pour la résolution des problèmes de casuistique
juridique, c’est-à-dire lorsque la solution du litige est incertaine au vu de la relativité des règles et
des catégories juridiques applicables – conduit parfois ce même juge à créer de nouvelles
catégories juridiques, pour résoudre le litige dont il est saisi. C’est par exemple le cas de la
jurisprudence Société entreprise Peyrot, où le Tribunal des conflits a créé une nouvelle catégorie
de contrats administratifs, celle des contrats conclus par une personne privée « pour le compte de
l’administration ». M. CANEDO a montré que c’est la « ressemblance » de l’espèce à qualifier
avec la situation où un contrat de droit privé est conclu par un mandataire, qui a déterminé la
solution adoptée par le Tribunal des conflits. Cette solution reste toutefois originale : le
« mandat » ainsi dégagé est dépourvu d’effet de représentation.
Par ailleurs, lorsque le juge administratif rattache des espèces aux catégories existantes, il utilise
parfois également la technique de la présomption, et le critère de la « ressemblance » – faute de
mieux – de l’espèce à qualifier avec telle ou telle catégorie. Ainsi que l’a établi R. CHAPUS,
c’est le cas, par exemple, bien souvent, du rattachement de certains établissements publics à la
catégorie des établissements publics industriels et commerciaux, en considération de la
« ressemblance » de l’entité à qualifier avec les organismes de nature privée, au regard des
conditions de financement et de fonctionnement de cette entité.
* * *
L’apparence joue aussi un rôle important dans le fonctionnement du système juridique, dans le
cadre de ce que nous proposons d’appeler la « problématique des confins ». La théorie du
propriétaire apparent montre que, avec le secours de la notion d’apparence, l’administration, sans
méconnaître le principe de séparation des pouvoirs, et en exerçant la plénitude de ses
attributions, peut prendre en considération un acte ou un titre relevant du droit privé, lorsqu’un
texte l’impose, dans le processus d’élaboration d’un acte administratif, sans avoir à surseoir à
statuer si la validité de l’acte est contestée. Le même schéma se retrouve au sein même du droit
public, lorsqu’une autorité ou un agent doit prendre en considération un objet relevant du droit
public, mais dont la connaissance pleine et entière ne ressort pas de sa compétence, comme c’est
le cas, par exemple, lorsque le comptable public doit viser l’acte d’ordonnancement et les pièces
jointes pour procéder à un paiement. L’apparence joue ici un rôle fondamental, et quelque peu
méconnu, pour aider à la résolution des « problèmes de frontière » entre les différentes divisions
ou branches du droit.
* * *
25
CONCLUSION GENERALE
L’apparence, telle qu’elle intervient dans le droit administratif français, se révèle être une notion
cohérente, d’utilisation fréquente mais méconnue, et joue à bien des égards un rôle fondamental.
La désaffection de la doctrine pour l’étude de cette notion tient sans doute au « mythe » de la
théorie des fonctionnaires de fait, « fossilisée » dans l’oeuvre de G. JEZE, qui accrédite l’idée
erronée que les manifestations de l’apparence en droit administratif seraient cantonnées à cette
théorie, et qu’elles se réduiraient à une transposition pure et simple de la théorie privatiste de
l’apparence. Il n’en est rien et l’étude permet d’entrevoir que loin d’être figée, la notion
d’apparence connaît de profondes évolutions, qui n’ont pas encore fixé tous leurs effets. Il est
d’un grand intérêt, pour le chercheur, d’être attentif, à l’avenir, à ces évolutions, dont certaines
impliquent d’importantes questions du droit administratif français.
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