Tribunal des conflits – 8 avril 1935 – Action Française
Théorie de la voie de fait
Analyse

L’arrêt Action française est au point de départ de la théorie de la voie de fait.

Le préfet de police avait fait saisir, dans la matinée du 7 février 1934, le journal L’Action française chez tous ses dépositaires à Paris et dans le département de la Seine. La société du journal engagea une instance contre le préfet devant les tribunaux judiciaires et, le conflit ayant été élevé, le Tribunal des conflits jugea que la mesure incriminée constituait une voie de fait, entraînant la compétence du juge judiciaire. En effet, les attributions du préfet de police ne comprenaient pas le pouvoir de pratiquer, par voie de mesures préventives, la saisie d’un journal sans qu’il soit justifié que cette saisie ait été indispensable pour assurer le maintien ou le rétablissement de l’ordre public.

Depuis lors, la jurisprudence a précisé les contours de la voie de fait. Elle en reconnaît désormais l’existence en cas d’atteinte grave à une liberté fondamentale ou à la propriété privée provoquée soit par une décision administrative manifestement insusceptible de se rattacher à un pouvoir de l’administration, soit par l’exécution forcée d’une décision, même légale, lorsque l’administration n’a manifestement pas le pouvoir d’y procéder. Au titre du premier cas de figure, on peut citer l’exemple d’une décision d’un préfet ordonnant la rétention dans un bureau de poste d’objets de correspondance (T.C. 10 décembre 1956, R… et autres, n°1535, p. 591). La seconde catégorie correspond aux cas les plus fréquemment rencontrés. En vertu de la jurisprudence (voir T.C. 2 décembre 1902, Société immobilière de Saint-Just , p. 713), l’exécution forcée d’une décision administrative n’est légalement possible que si la loi le permet expressément, si une situation d’urgence le justifie ou s’il n’existe aucune sanction, notamment pénale, à la violation de cette décision. Ainsi, ces conditions n’étant pas remplies, constitue une voie de fait la destruction des biens mobiliers d’une association expulsée du local qu’elle occupait indûment (T.C. 4 juillet 1991, Association “Maison des jeunes et de la culture Boris Vian”, p. 468) ou encore l’exécution forcée d’un arrêté du préfet de police ordonnant la fermeture d’un local, obtenue en en faisant murer la porte (CE 11 mars 1998, Ministre de l’intérieur c/ Mme A…, n°169794). En revanche, la consignation d’un étranger à bord du navire dans lequel il se trouve, à la suite d’une décision de refus d’entrée sur le territoire national, à la supposer illégale, n’est pas constitutive d’une voie de fait, dès lors que l’administration dispose, en vertu de l’ordonnance du 2 novembre 1945, du pouvoir de procéder à l’exécution forcée des refus d’entrée qu’elle est amenée à prendre au titre de la police des étrangers (T.C. 12 mai 1997, Préfet de police de Paris c/ Tribunal de grande instance de Paris , p. 528). La saisie ordonnée par le préfet de police le 7 février 1934 ne serait sans doute plus qualifiée de voie de fait aujourd’hui : la mesure était illégale du fait de sa généralité, mais n’était pas insusceptible de se rattacher aux pouvoirs de police de l’administration, comprenant celui de décider la saisie de publications.

La théorie de la voie de fait est remarquable en raison de ses conséquences, qui sont radicales. L’action de l’administration, qui s’est placée hors du droit, étant en quelque sorte dénaturée, il n’y a plus matière à en appeler à la séparation des fonctions administratives et judiciaires pour limiter la compétence de l’autorité judiciaire. Le juge judiciaire est ainsi investi d’une plénitude de juridiction : il a compétence tant pour constater la voie de fait, que pour enjoindre à l’administration d’y mettre fin et pour assurer, par l’allocation de dommages et intérêts, la réparation des préjudices qu’elle a causés. Le juge administratif, saisi d’une décision constitutive d’une voie de fait, ne pourra que constater celle-ci, en regardant la décision comme nulle et non avenue.

Tribunal des conflits – 8 avril 1935 – Action Française – Rec. Lebon p. 1226