Une grande part de notre effort consiste à s’exprimer par la parole ou par l’écrit. C’est en cela que réside l’art de vendre, l’art de persuader, l’art d’aimer, l’art de gouverner. Le style n’est rien d’autre que la manière de s’exprimer d’une personne. C’est la puissance de la parole. On ne parle jamais, on n’écrit jamais que pour obtenir un résultat. L’éloquence suppose l’exercice du génie et la culture de l’esprit. C’est cette facilité naturelle de parler, d’écrire, d’exprimer ce qu’on pense, ce qu’on imagine. Ce qu’on sent vivement, nous affecte, nous marque fortement et, par une impression purement mécanique, nous le transmettons aux autres aisément, et par notre style. « Ce qui se conçoit bien, s’énonce clairement, et les mots pour le dire, arrivent aisément » (Nicolas Boileau). Le style est l’outil par lequel nous transmettons aux autres notre enthousiasme et nos affections. C’est le corps qui parle au corps; tous les mouvements, tous les signes, concourent et servent également. Tout ce qu’il faut pour émouvoir la multitude et l’entraîner. Tout ce qu’il faut pour ébranler la plupart même les autres hommes et les persuader. Il faut savoir présenter les choses, les pensées, les raisons, les nuancer, les ordonner: il ne suffit pas de frapper l’oreille et d’occuper les yeux; il faut agir sur l’âme et toucher le cœur en parlant à l’esprit. Le style n’est que l’ordre et le mouvement qu’on met dans ses pensées. Si on les enchaîne étroitement, si on les serre, le style devient ferme et concis; si on les laisse se succéder lentement et ne se joindre qu’à la faveur des mots, quelque élégants qu’ils soient, le style sera diffus, lâche et fatigant, voire même assommant.

C’est pour cela que ceux qui écrivent comme ils parlent, quoiqu’ils parlent très bien, écrivent mal; que ceux qui s’abandonnent au premier feu de leur imagination prennent un ton qu’ils ne peuvent soutenir; que ceux qui craignent de perdre des pensées isolées, fugitives, et qui écrivent en différents temps des morceaux détachés, ne les réunissent jamais sans transitions forcées;

Cependant, tout sujet est un; et, quelque vaste qu’il soit, il peut être renfermé dans un seul discours. Les interruptions, les repos, les sections, ne devraient être d’usage que quand on traite des sujets différents, ou lorsque, ayant à parler de choses grandes, épineuses et disparates, la marche du génie se trouve interrompue par la multiplicité des obstacles, et contrainte par la nécessité des circonstances: autrement, le grand nombre de divisions, loin de rendre un ouvrage plus solide, en détruit l’assemblage; le livre paraît plus clair aux yeux, mais le dessein de l’auteur demeure obscur; il ne peut faire impression sur l’esprit du lecteur, il ne peut même se faire sentir que par la continuité du fil, par la dépendance harmonique des idées, par un développement successif, une gradation soutenue, un mouvement uniforme que toute interruption détruit ou fait languir.

L’esprit humain ne peut rien créer; il ne produit qu’après avoir été fécondé par l’expérience et la méditation. Ses connaissances sont les germes de ses productions: mais s’il imite la nature dans sa marche et dans son travail, s’il s’élève par la contemplation aux vérités les plus sublimes, s’il les réunit, s’il les enchaîne, s’il en forme un tout, un système par la réflexion, il établit sur des fondements inébranlables des monuments immortels.

C’est faute de plan, c’est pour n’avoir pas assez réfléchi sur son objet qu’un homme d’esprit se trouve embarrassé, et ne sait par où commencer à écrire. Il aperçoit à la fois un grand nombre d’idées; et, comme il ne les a pas classées, rien ne le détermine à préférer les unes aux autres; il demeure donc dans la perplexité. Mais lorsqu’il se sera fait un plan, lorsqu’une fois il aura rassemblé et mis en ordre toutes les pensées essentielles à son sujet, il s’apercevra aisément de l’instant auquel il doit prendre la plume, il sentira le point de maturité de la production de l’esprit, il sera pressé de la faire éclore, il n’aura même que du plaisir à écrire: les idées se succéderont aisément, et le style sera naturel et facile; la chaleur naîtra de ce plaisir, se répandra partout, et donnera de la vie à chaque expression; tout s’animera de plus en plus; le ton s’élèvera, les objets prendront de la couleur; et le sentiment, se joignant à la lumière, l’augmentera, la portera plus loin, la fera passer de ce que l’on dit à ce que l’on va dire, et le style deviendra intéressant et lumineux..

Certains esprits cultivés mais stériles ont des mots en abondance, point d’idées; ils travaillent donc sur les mots, et s’imaginent avoir combiné des idées, parce qu’ils ont arrangé des phrases, et avoir épuré le langage quand ils l’ont corrompu en détournant les acceptions. Ces écrivains n’ont point de style, ou, si l’on veut, ils n’en ont que l’ombre. Le style doit graver des pensées: ils ne savent que tracer des paroles.

Pour bien écrire, il faut donc posséder pleinement son sujet, il faut y réfléchir assez pour voir clairement l’ordre de ses pensées, et en former une suite, une chaîne continue, dont chaque point représente une idée; et, lorsqu’on aura pris la plume, il faudra la conduire successivement sur ce premier trait, sans lui permettre de s’en écarter, sans l’appuyer trop inégalement, sans lui donner d’autre mouvement que celui qui sera déterminé par l’espace qu’elle doit parcourir. C’est en cela que consiste la sévérité du style; c’est aussi ce qui en fait l’unité et ce qui en règle la rapidité, et cela seul aussi suffit pour le rendre précis et simple, égal et clair, vif et suivi. Si l’on joint à cette première règle la délicatesse le goût le scrupule sur le choix des expressions l’attention à ne nommer les choses que par les termes les plus généraux, le style aura de la noblesse. Si l’on y joint encore de la défiance pour son premier mouvement, du mépris pour tout ce qui n’est que brillant et une répugnance constante pour l’équivoque et la plaisanterie, le style aura de la majesté.

Enfin, si l’on écrit comme l’on pense, si l’on est convaincu de ce que l’on veut persuader, cette bonne foi avec soi même, qui fait la bienséance pour les autres et la vérité du style, lui fera produire tout son effet.

Bien écrire, c’est tout à la fois bien penser, bien sentir et bien rendre; c’est avoir en même temps de l’esprit, de l’âme et du goût. Le style suppose la réunion et l’exercice de toutes les facultés intellectuelles.

La quantité de connaissances, la singularité des faits, la nouveauté même des découvertes sont hors de l’homme, le style est l’homme même, écrit Buffon.

Comment soigner son style ?

Pour soigner son style, je recommande deux attitudes d’humilité intellectuelle :

On doit se servir de l’expérience des autres en constituant un fond documentaire de base en fonction de son sens d’intérêt et de sa profession.
Nous ne sommes pas les explorateurs de terrains vierges. Ceux qui nous ont précédé ont tracé des voies, repéré les points d’eau. Il est probable que des points d’application ont été déjà marqués sur la carte par eux. Lire un ouvrage ou d’un article, c’est tirer cinq ou six fiches organisées autour de quelques idées qui rayonnent.

On ne doit pas faire l’économie des ressources de son cerveau
L’effort intellectuel consiste à passer d’un plan à un autre plan. L’intelligence a tendance à se maintenir sur le plan des seules idées ou sur le plan des seuls faits. Ce qui seul mériterait d’arrêter l’attention, c’est le fait éclairé par une idée. C’est l’idée incarnée dans un fait. Le fait pur n’a pas d’existence. : Ce qui doit être l’objet de votre quête n’est pas le fait pur, c’est le fait en tant qu’il vous renvoie à une loi générale. Et de même une loi pure et abstraite n’est pas concevable : la loi doit synthétiser une multitude de faits.