La vie professionnelle de l’immense majorité des salariés se déroule au sein d’une entreprise. IL était impossible de méconnaître une donnée de fait aussi évidente. C’est dans l’entreprise conçue comme le cadre privilégié d’une transformation profonde de la condition du salarié que va être poursuivi l’un des objectifs premiers du droit social moderne, la promotion des travailleurs.

La philosophie individualiste et libérale du XIXe siècle a ignoré l’entreprise. Elle a pendant longtemps, ramené toute la vie de l’entreprise à l’exercice de ses droits par l’entrepreneur considéré comme propriétaire ou non comme contractant : le droit de propriété de l’entrepreneur sur l’entreprise et les contrats qu’il passe avec ses salariés ont pour effet de concentrer entre ses mains trois pouvoirs se complétant les uns les autres, un pouvoir législatif émanant du règlement intérieur, un droit de direction, et un pouvoir disciplinaire.

Reliés à l’employeur par tout un faisceau de contrats individuels, les salariés font en fait partie de l’entreprise car, sans eux, l’activité productrice de cette dernière serait arrêtée, mais ils en sont juridiquement exclus, car il n’ya pas d’entreprise mais seulement un entrepreneur qui, en tant que propriétaire, a affecté certains biens à une activité industrielle ou commerciale. L’existence de la collectivité du personnel, incontestable sur le plan sociologique, n’a eu longtemps aucune répercussion sur le plan juridique. Ainsi qu’on l’a justement observé « la réalité collective se désagrégeait, au plan juridique, en une juxtaposition de rapports contractuels individuels » (Rivero et Savatier, p. 98). La réalité était en quelque sorte mutilée par le droit.

Des facteurs multiples ont concouru au progressif abandon de cette conception : prise de conscience de l’anachronisme d’un pouvoir quasi absolu du chef d’entreprise s’exerçant au sein d’une société démocratique où les travailleurs ont, en tant que citoyens, le moyen de faire entendre leur voix ;souci dans le cadre d’une politique de stabilité de l’emploi de donner une assise juridique plus ferme aux rapports de travail en rattachant les salariés directement à l’entreprise, organisme permanent plutôt qu’à la personne changeante de l’entrepreneur ; désir, en mettant l’accent sur la solidarité existant entre l’employeur et les salariés au sein de l’entreprise, de dépasser le traditionnel antagonisme capital-travail, désamorçant ainsi les conflits sociaux latents. Ces motivations multiples ont conduit une partie de la doctrine, sous l’influence de Paul Durand, à poser en termes nouveaux le problème de la nature juridique de l’entreprise. Celle-ci doit s’analyser, non en termes individualiste et contractuels, mais institutionnels et communautaires ; l’entreprise est une communauté de travail, transcendée par un intérêt supérieur commun à tous ses membres, dont le chef, doit, sous le contrôle des tribunaux, s’inspirer lorsqu’il prend ses décisions en matière économique ou sociale. Cette conception nouvelle dont l’influence a été sensible, tant en jurisprudence qu’en législation, conduit à une limitation des pouvoirs traditionnellement reconnus au chef d’entreprise et logiquement à leur contrôle, mais aussi à une interprétation juridique des salariés à l’entreprise qui, dans un premier temps, se traduira par une représentation de la collectivité du personnel et dans une deuxième étape, par un effort d’association du personnel aux résultats de la gestion.

I – LA LIMITATION DES POUVOIRS DU CHEF D’ENTREPRISE

L’abondante législation sociale et l’important apport du droit conventionnel, améliorant celle-ci dans un sens favorable aux salariés, constituent autant de limitations aux pouvoirs traditionnellement reconnus au chef d’entreprise qui ne peuvent être arbitrairement exercés, mais seulement dans le cadre préétabli par la loi et les conventions collectives. L’importance véritable de ces limitations est d’ailleurs variable.

Le pouvoir « réglementaire » du chef d’entreprise se concrétise dans un règlement d’atelier ou règlement intérieur de l’entreprise, document dans lequel sont déterminées, de manière durable, les modalités d’exécution du travail ; ce pouvoir a fait l’objet de nombreuses restrictions. Le règlement intérieur doit être soumis à l’avis du comité d’entreprise s’il existe, ou à l’avis des délégués du personnel. Un contrôle de légalité est exercé par l’Inspecteur du Travail. Celui-ci peut exiger la suppression ou la modification des dispositions qui lui paraissent illicites.

Tenu en lisières par la loi en ce qui concerne l’élaboration et l’application de son règlement intérieur, le chef d’entreprise jouit, avec la bénédiction de la jurisprudence, d’une liberté beaucoup plus grande en ce qui concerne l’exercice de son pouvoir disciplinaire et de son pouvoir de direction. Certes, la jurisprudence fait de façon constante référence à « l’intérêt de l’entreprise » qui doit guider l’employeur dans ses décisions, tout particulièrement en matière de licenciement où « il est en droit de rompre à tout moment un contrat de travail à durée indéterminée, lorsqu’il s’agit dans le seul intérêt de son entreprise » (Soc, 20 décembre 1954). La référence à cet « intérêt de l’entreprise » devrait logiquement conduire à un contrôle accru des tribunaux sur la motivation véritable de la mesure prise par l’employeur. Mais, soucieuse de maintenir la structure hiérarchique de l’entreprise, jugée indispensable à son bon fonctionnement, la jurisprudence affirme avec constance que l’ »employeur est en principe seul juge des intérêts généraux et de la bonne marche de l’entreprise » (Soc., 24 juin 1954). Il est toujours libre d’apporter à son entreprise une organisation différente pour un rendement meilleur (Soc., 24 février 1955). L’invocation de l’intérêt de l’entreprise a ainsi une vertu purificatrice de la nature à justifier pratiquement tous les congédiements, à moins que la victime propitiatoire n’arrive à rapprocher la preuve difficile de l’illicéité du motif véritable qui explique son congédiement.

Une observation analogue peut être faite à propos de l’exercice du pouvoir disciplinaire du chef d’entreprise. Un arrêt du 16 juin 1945, mettant fin aux controverses sur le fondement de ce pouvoir, a admis que celui-ci était « inhérent à la qualité d’employeur ». Traditionnellement, le chef d’entreprise, responsable de la discipline au sein de cette dernière, a la possibilité de jouer sur toute une gamme de sanctions, d’importance véritable : avertissement, blâme, mutation, mise à pied, rétrogradation, congédiement… Certes, tout comme le pouvoir de direction, le pouvoir disciplinaire doit exercer « dans l’intérêt du bon fonctionnement de l’entreprise » (Soc., 15 décembre 1961). Mais la jurisprudence fait preuve d’une singulière timidité : les tribunaux se contentent de vérifier l’existence matérielle de la faute alléguée sans se reconnaitre le pouvoir d’apprécier si la sanction était proportionnée à la faute et de substituer une peine plus légère à celle que l’employeur a entendu infliger. Le droit disciplinaire se caractérise ici par rapport au droit pénal, par son absence de garanties véritables : une peine telle que le congédiement, l’équivalent de la peine capitale, peut être infligée pour une peccadille. Malgré l’existence d’une législation protectrice des salariés, améliorée par la voie de la négociation collective le chef d’entreprise reste le titulaire de pouvoirs extrêmement importants. C’est seulement à l’occasion de l’étude de la représentation du personnel que peut être perçue plus nettement l’importance de la mutation subie par l’entreprise.

II – LA REPRESENTATION DU PERSONNEL

L’institution d’une représentation de la collectivité du personnel, qui joue le rôle d’un indispensable contrepoids, a considérablement modifié la structure traditionnelle de l’entreprise. Le législateur n’a pas confié directement aux syndicats la représentation du personnel des entreprises, contrairement à ce qui est admis dans certains pays étrangers (aux U.S.A. notamment). Traditionnellement, en France, le cadre professionnel choisi par le syndicat est davantage celui de la profession que celui de l’entreprise. La tradition « combative » des syndicats français et leur peu de goût pour la « participation » ont également pesé dans la décision du législateur, au moment de tenter une originale expérience de collaboration sociale. Il a seulement été concédé aux organisations syndicales, un droit de présentation des candidats aux fonctions de représentants, au premier tour de scrutin des élections « sociales » dans les entreprises. C’est en effet un système de représentation élue qui a, en 1945-1946, été retenu par le législateur. Le terme générique de « représentants du personnel » recouvre en réalité deux catégories de, personnes : les délégués du personnel et les membres du comité d’entreprise.

La loi du 16 avril 1946 rend obligatoire l’élection de délégué du personnel dans tout établissement comportant habituellement plus de 10 salariés. Elus à la représentation proportionnelle et rééligible, bénéficiant de quinze heures de « délégation » mensuelles, payées comme temps de travail par l’employeur qui est tenu de les recevoir au moins une fois par mois, et en cas d’urgence, sur leur demande, les délégués du personnel, porte-paroles de leurs camarades de travail, ont pour mission essentielle de « de présenter aux employeurs toutes les réclamations individuelles ou collectives qui n’auraient pas été directement satisfaites… » (art. 2, L. 16 avril 1946). Ils peuvent saisir l’Inspection du Travail de toutes plaintes ou observations concernant l’inobservation de la réglementation dont elle est chargée d’assurer le contrôle.

C’est seulement dans les entreprises occupant habituellement plus de 50 salariés que l’ordonnance du 22 février 1945 (modifiée en dernier lieu par la loi du 18 juin 1966) rend obligatoire la création d’un comité d’entreprise. Alors que les délégués du personnel ont plutôt un rôle de revendication, ou tout au moins de transmission des revendications, les représentants du personnel siégeant au comité d’entreprise se voient investis par le législateur d’un rôle de collaboration sociale. La composition même du comité d’entreprise en porte témoignage : celui-ci qui rassemble les membres du comité, élus à la charge proportionnelle tout comme les délégués, est présidé de droit par le chef d’entreprise (art. 15). Le comité d’entreprise « coopère avec la direction à l’amélioration des conditions collectives de travail et de vie du personnel, ainsi que les règlements qui s’y rapprochent » (art. 2 al. 1, o. 22 février 1945). Soucieux « de donner à la consultation des comités un poids véritable… sans compromettre l’autorité nécessaire du chef d’entreprise » (J.O., 13 décembre 1944, p. 485), le législateur s’est efforcé de procéder à une répartition des compétences qui tienne compte de ce double impératif. La ligne de « clivage » passe par la distinction entre le secteur « économique » et le secteur « social ». Le comité d’entreprise ou d’établissement (si une entreprise comprend plusieurs établissements groupant plus de 50 salariés, il est nécessaire de constituer autant de comités que d’établissements, un comité central d’entreprise « coiffant » alors les divers comités), jouit de la personnalité juridique, ce qui lui permet de posséder des biens et de contracter.

Le domaine social est le champ d’action par excellence des comités : Le comité assure ou contrôle la gestion de toutes les œuvres sociales établies dans l’entreprise au bénéficie des salariés ou de leurs familles, ou participe à cette gestion quel qu’en soit le mode de financement » (art. 2, al. 2, o. 22 février 1945).

Dans le domaine économique, leur rôle est, en principe consultatif. L’art. 4 de l’O. Du 22 février 1945 (modifié par la loi du 18 juin 1966) prévoit que le comité d’entreprise est obligatoirement informé et consulté sur les questions intéressant l’organisation, le gestion et la marche générale de l’entreprise. L’entreprise doit, pour les représentants du personnel être une maison de verre encore que ceux-ci soient tenus par le texte « d’une obligation de discrétion à l’égard des informations présentant un caractère confidentiel et données comme telles par le chef d’entreprise ou son représentant » (art. 4). Lorsque l’entreprise est constituée sous forme de société anonyme, le comité désigne par ailleurs deux de ses membres qui assistent avec voix consultative à toutes les séances du conseil d’administration. En toute hypothèse, quelle que soit la forme juridique de l’entreprise, le comité « est obligatoirement informé des bénéfices réalisés par l’entreprise et peut émettre des suggestions sur l’affectation à leur donner ».

C’est en vérité sur ce point que le système élaboré en 1945 péchait par marque de logique ; sous peine d’accroître encore un sentiment frustration, auquel il s’agit justement de mettre fin par une politique d’intégration du personnel à l’entreprise, il ya quelque inconséquence à informer celui-ci des bénéfices réalisés, à solliciter son avis dur leur affectation… en excluant toutefois la possibilité d’une répartition d’une partie de ces b bénéfices aux salariés qui ont contribué à les réaliser. Une politique complète d’intégration du personnel à l’entreprise aboutit nécessairement à la participation de celui-ci aux résultats de la gestion.

III – IMPLANTATION DE LA REPRÉSENTATION DU PERSONNEL AU SEIN DES ENTREPRISES ET NÉCESSAIRE PROTECTION DES REPRÉSENTANTS.

La situation des représentants est juridiquement d’une grande ambiguïté, car il est difficile de concilier en une seule et même personne deux qualités aussi contradictoires que celles de salarié et de représentant du personnel. Un salarié est soumis à l’autorité de l’employeur et tenu d’exécuter ses ordres. Les membres du comité, au contraire, ont le pouvoir d’émettre des vœux, d’étudier et donc de discuter les suggestions présentées par la direction. On conçoit aisément que ce double rôle ne puisse être assumé sans risque de heurts avec un employeur mal habitué à un partage de son autorité. Aussi bien est-il apparu nécessaire de protéger les représentants contre les risques de licenciement abusif : l’article 22 de l’ordonnance du 22 février 1945, et l’article 16 de la loi du 16 avril 1946, complétée par le décret du 7 janvier 1959, subordonnent la validité du licenciement d’un représentant du personnel à l’accord préalable du comité d’entreprise. Si le comité oppose un refus, c’est l’Inspection du Travail qui, sous quinzaine, accorde ou refuse après enquête, l’autorisation sollicitée. S’il n’ya pas de comité d’entreprise, l’Inspection du Travail est saisie directement. Sa décision est susceptible de recours devant le Ministre du Travail et devant le tribunal administratif. L’employeur qui méconnaît ces formalités ou passe outre à un refus, encourt une sanction pénale, pour entrave au fonctionnement du comité (art. 24, o. 22 février 1945). La jurisprudence a, de façon discutable, admis qu’en cas de refus du comité d’entreprise et de l’Inspecteur du travail d’autoriser le licenciement, l’employeur peut demander à la juridiction civile compétente de prononcer la résolution judiciaire du contrat. Dans ce cas, c’est à l’employeur qu’-incombe la charge de la preuve d’un motif valable de congédiement.

IV – L’ASSOCIATION DES TRAVAILLEURS AUX RÉSULTATS DE LA GESTION

L’ordonnance du 7 janvier 1959, complétée par un décret du 29 août 1959, a pour but de « favoriser l’association ou l’intéressement des travailleurs à l’entreprise ». Ces textes puisent leur source dans le projet dit d’association capital-travail (projet Soustelle- Vallon), élaboré en 1951-1952, par le R.P.F. L’ordonnance du 7 janvier 1959n’a pas valeur impérative. Il s’agit beaucoup moins d’imposer que d’inciter les protagonistes à s’engager sur la voie de l’intéressement. L’association ne peut résulter que d’un accord entre le chef d’entreprise et les travailleurs. Deux formules peuvent, à leur choix, être utilisées : celle de la convention collective, conclue entre l’employeur et les syndicats les plus représentatifs de son entreprise ; celle du contrat type qui élaboré) l’échelon national selon la procédure prévue pour les conventions collectives susceptibles d’extension est proposée ensuite au suffrage du personnel des entreprises par la voie du référendum (une majorité des 2/3 est requise pour la ratification). Les modalités de la participation sont variables et peuvent se ramener à trois types essentiels : la participation aux seuls résultats de l’accroissement de la productivité ; la participation collective aux résultats de la gestion, c’est-à-dire soit aux bénéfices soit au chiffre d’affaires ; la participation au capital (à l’occasion d’une opération d’autofinancement), par distribution d’actions aux travailleurs.

Des incitations fiscales (pour les employeurs) des garanties en matière de contrôle de l’exécution de l’accord (pour les salariés) ont été prévues par les textes. L’ordonnance du 27 janvier 1959 n’a pas, à l’épreuve des faits, justifié les espoirs qui avaient été placés en elle. Quelques dizaines de milliers de travailleurs seulement bénéficiaient des formules d’intéressement. Les salariés surtout soucieux de sécurité de l’emploi et de garanties de rémunération stable ne sont pas toujours mûrs pour être efficacement touché par la « grâce » capitaliste… et devenir actionnaires. C’est pourtant dans cette voie que paraissent s’orienter les projets de réforme législative : l’art. 33 de la loi de finances de juillet 1965 faisait une obligation au gouvernement « de déposer avant le 1er mai 1966, un projet de loi définissant les modalités selon lesquelles seront reconnus et garantis les droits des salariés sur l’accroissement des valeurs d’actif des entreprises dû à l’autofinancement ».

Du fait des évidentes difficultés techniques rencontrées dans l’élaboration de ce projet, la date limite n’a pu être respectée et une commission spécialisée (la commission Mathey, du nom de son président) a été chargée d’étudier le problème et a eu à connaître du plan « Loichot », grâce auquel son auteur espère en vingt années aboutir à la « désaliénation » des travailleurs par l’institution du « pan capitalisme » .On conçoit qu’un projet aussi ambitieux ait soulevé de vives controverses : indépendamment des obstacles d’ordre techniques (notamment la mesure précise de l’accroissement des valeurs d’actifs ; la notion même d’autofinancement) que rencontrerait sa réalisation, une telle « dilution » du capitalisme apparaît bien dangereuse à certains. De même que les religions traditionnelles ne peuvent envisager qu’avec suspicion un panthéisme où Dieu étant partout n’est en définitive nulle part, de même, les champions du capitalisme traditionnel ne peuvent qu’être effrayés par le culte excessif rendu à des principes dont la généralisation marquerait aussi la disparition.

Dans son rapport, la commission Mathey a prudemment conseillé au gouvernement de se garder d’imposer un système, marquant nettement sa préférence pour des formules facultatives.