Conseil d’Etat
statuant
au contentieux
N° 56377
Publié au Recueil Lebon

M. Worms, Rapporteur
M. Corneille, Commissaire du gouvernement

M. Romieu, Président

Lecture du 8 août 1919

REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

Vu la requête présentée pour le sieur Labonne [Louis], demeurant à Paris, 7 rue Montespan, ladite requête enregistrée au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat le 2 janvier 1914 et tendant à ce qu’il plaise au Conseil annuler, pour excès de pouvoirs, un arrêté du préfet de police, du 4 décembre 1913, retirant au requérant le certificat de capacité pour la conduite des automobiles, et en tant que de besoin les articles 11, 12 et 32 du décret du 10 mars 1899 portant règlement sur la circulation des automobiles ; Vu la loi des 22 décembre 1789 – janvier 1790 et la loi du 5 avril 1884 ; Vu la loi du 25 février 1875 ; Vu les lois des 7-14 octobre 1790 et 24 mai 1872 ;
Considérant que, pour demander l’annulation de l’arrêté préfectoral qui lui a retiré le certificat de capacité pour la conduite des automobiles, le requérant se borne à contester la légalité du décret du 10 mars 1899 dont cet arrêté lui fait application ; qu’il soutient que ledit décret est entaché d’excès de pouvoir dans les dispositions de ses articles 11, 12 et 32 par lesquelles il a institué ce certificat et prévu la possibilité de son retrait ;
Considérant que, si les autorités départementales et municipales sont chargées par les lois, notamment par celle des 22 décembre 1789-janvier 1790 et celle du 5 avril 1884, de veiller à la conservation des voies publiques et à la sécurité de la circulation, il appartient au Chef de l’Etat, en dehors de toute délégation législative et en vertu de ses pouvoirs propres, de déterminer celles des mesures de police qui doivent en tout état de cause être appliquées dans l’ensemble du territoire, étant bien entendu que les autorités susmentionnées conservent, chacune en ce qui la concerne, compétence pleine et entière pour ajouter à la réglementation générale édictée par le Chef de l’Etat toutes les prescriptions réglementaires supplémentaires que l’intérêt public peut commander dans la localité ;
Considérant, dès lors, que le décret du 10 mars 1899, à raison des dangers que présente la locomotion automobile, a pu valablement exiger que tout conducteur d’automobile fût porteur d’une autorisation de conduire, délivrée sous la forme d’un certificat de capacité ; que la faculté d’accorder ce certificat, remise par ledit décret à l’autorité administrative, comportait nécessairement pour la même autorité celle de retirer ledit certificat en cas de manquement grave aux dispositions réglementant la circulation ; qu’il suit de là que le décret du 10 mars 1899 et l’arrêté préfectoral du 4 décembre 1913 ne se trouvent point entachés d’illégalité ;

DECIDE :

DECIDE : Article 1er : La requête du sieur Labonne est rejetée. Article 2 : Expédition de la présente décision sera transmise au Ministre de l’Intérieur.

Analyse du Conseil d’Etat

Par l’arrêt Labonne , le Conseil d’État a jugé que l’autorité titulaire du pouvoir réglementaire général disposait, en l’absence de toute habilitation législative, d’une compétence pour édicter des mesures de police à caractère général et s’appliquant sur l’ensemble du territoire.

Le Président de la République, titulaire, sous la IIIe République, du pouvoir réglementaire général, avait pris, le 10 mars 1899, un décret réglementant la circulation automobile en la soumettant notamment à la possession d’un « certificat de capacité pour la conduite des voitures automobiles », sans y avoir été expressément habilité par une loi. Sur la base de ce décret, des arrêtés préfectoraux étaient intervenus dans chaque département, sur le fondement desquels des mesures individuelles furent prises. C’est en vertu de cette réglementation que le « certificat de capacité » de M. Labonne lui fut retiré. Il attaqua cette mesure en excipant de l’illégalité des textes en cause au motif que leurs auteurs auraient été incompétents, faute d’une habilitation législative initiale. Le Conseil d’État rejeta sa requête en jugeant « qu’il appartient au chef de l’État en dehors de toute habilitation législative et en vertu de ses pouvoirs propres, de déterminer celles des mesures de police qui doivent, en tout état de cause, être appliquées dans l’ensemble du territoire ».

Or aucune loi n’attribuait expressément une telle compétence au Président de la République, seulement chargé, en vertu de l’article 3 de la loi constitutionnelle du 25 février 1875, d’assurer « l’exécution des lois ». A l’inverse, les maires et les préfets disposaient (et disposent toujours aujourd’hui) d’une compétence générale pour édicter les mesures de police nécessaires pour assurer « le bon ordre, la sûreté et la salubrité publiques » (article 97 de la loi du 5 avril 1884 devenu l’article L. 2212-2 du code général des collectivités territoriales pour les maires ; article 2 de la section 3 de la loi des 22 décembre 1789 – 8 janvier 1790 pour les préfets, dispositions confirmées par l’article 99 de la loi du 5 avril 1884 et reprises à l’article 2215-1 du code général des collectivités territoriales). En l’absence de toute habilitation législative, le Président de la République, titulaire du pouvoir réglementaire général, était-il compétent pour édicter des mesures de police à caractère général et trouvant à s’appliquer sur l’ensemble du territoire national ? A cette question, le Conseil d’État a répondu par l’affirmative avec l’arrêt Labonne .

Les principes ainsi posés par cette décision demeurent valables, même si le titulaire du pouvoir réglementaire général est aujourd’hui le Gouvernement, en vertu de l’article 20 de la Constitution, sous réserve de la compétence reconnue dans ce domaine au Président de la République par l’article 13. Ainsi, le Conseil d’État a-t-il eu l’occasion de juger que, en l’absence de toute habilitation législative, le Gouvernement était compétent pour édicter des mesures de police à caractère général et applicables à l’ensemble du territoire en matière de police des abattoirs (2 mai 1973, Association cultuelle des Israélites nord-africains de Paris, p. 313). La répartition des matières entre celles qui relèvent du pouvoir législatif et celles qui relèvent du pouvoir réglementaire, opérée par les articles 34 et 37 de la Constitution, n’a pas privé le Gouvernement de sa compétence pour édicter des mesures de police à caractère général (Sect. 22 décembre 1978, Union des chambres syndicales d’affichage et de publicité extérieure, p. 530), ce que le Conseil Constitutionnel a confirmé (Cons. Constit., décision n° 87-149 L, 20 février 1987, p. 22).

L’arrêt Labonne présente également un intérêt par la combinaison qu’il opère entre les pouvoirs de police de l’autorité nationale et ceux des autorités locales. Il juge que les réglements édictés au niveau national ne retirent pas aux autorités locales la compétence qu’elles tirent de la loi pour prendre des mesures de police complémentaires dans le ressort territorial pour lequel elle sont compétentes. Mais leur pouvoir trouve deux limites : les autorités locales ne peuvent qu’aggraver les mesures édictées par les autorités nationales, sans pouvoir ni les modifier ni, bien sûr, les réduire ; encore faut-il que cette aggravation soit dictée par l’intérêt public et justifiée par les circonstances locales (18 avril 1902, Commune de Néris- les-Bains, p. 275).