Tribunal des conflits – 22 janvier 1921- Société commerciale de l’Ouest africain – Rec. Lebon p. 91

Tribunal des conflits
statuant
au contentieux
N° 00706
Publié au Recueil Lebon

M. Pichat, Rapporteur
M. Matter, Commissaire du gouvernement

Lecture du 22 janvier 1921

REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

Vu l’arrêté, en date du 13 octobre 1920, par lequel le lieutenant-gouverneur de la colonie de la Côte-d’Ivoire a élevé le conflit d’attributions dans l’instance pendante, devant le juge des référés du tribunal civil de Grand-Bassam, entre la Société commerciale de l’Ouest africain et la colonie de la Côte-d’Ivoire ; Vu l’ordonnance du 7 septembre 1840, le décret du 10 mars 1893, le décret du 18 octobre 1904 ; Vu les décrets des 5 août et 7 septembre 1881 ; Vu les lois des 16-24 août 1790 et 16 fructidor an III ; Vu l’ordonnance du 1er juin 1828 et la loi du 24 mai 1872 ;
Sur la régularité de l’arrêté de conflit : Considérant que si le lieutenant-gouverneur de la Côte-d’Ivoire a, par un télégramme du 2 octobre 1920, sans observer les formalités prévues par l’ordonnance du 1er juin 1828, déclaré élever le conflit, il a pris, le 13 octobre 1920, un arrêté satisfaisant aux prescriptions de l’article 9 de ladite ordonnance ; que cet arrêté a été déposé au greffe dans le délai légal ; qu’ainsi le tribunal des conflits est régulièrement saisi ;
Sur la compétence : Considérant que par exploit du 30 septembre 1920, la Société commerciale de l’Ouest africain, se fondant sur le préjudice qui lui aurait été causé par un accident survenu au bac d’Eloka, a assigné la colonie de la Côte-d’Ivoire devant le président du tribunal civil de Grand-Bassam, en audience des référés, à fin de nomination d’un expert pour examiner ce bac ;
Considérant, d’une part, que le bac d’Eloka ne constitue pas un ouvrage public ; d’autre part, qu’en effectuant, moyennant rémunération, les opérations de passage des piétons et des voitures d’une rive à l’autre de la lagune, la colonie de la Côte-d’Ivoire exploite un service de transport dans les mêmes conditions qu’un industriel ordinaire ; que, par suite, en l’absence d’un texte spécial attribuant compétence à la juridiction administrative, il n’appartient qu’à l’autorité judiciaire de connaître des conséquences dommageables de l’accident invoqué, que celui-ci ait eu pour cause, suivant les prétentions de la Société de l’Ouest africain, une faute commise dans l’exploitation ou un mauvais entretien du bac. Que, – si donc c’est à tort qu’au vu du déclinatoire adressé par le lieutenant-gouverneur, le président du tribunal ne s’est pas borné à statuer sur le déclinatoire, mais a, par la même ordonnance désigné un expert contrairement aux articles 7 et 8 de l’ordonnance du 1er juin 1828, – c’est à bon droit qu’il a retenu la connaissance du litige ;

DECIDE :

DECIDE : Article 1er : L’arrêté de conflit ci-dessus visé, pris par le lieutenant-gouverneur de la Côte-d’Ivoire, le 13 octobre 1920, ensemble le télégramme susvisé du lieutenant-gouverneur n° 36 GP, du 2 octobre 1920, sont annulés.

Précédents jurisprudentiels : Cf. Assenmacher c/ Colonie de la Côte-d’Ivoire, même jour, n° 707. Cf. Stractmann, 1894-07-28, T.C., Recueil p. 530. Cf. Varin-Champagne, 1901-03-02, T.C., Recueil p. 254. Cf. Caillot, 1907-06-08, T.C., Recueil p. 539. Cf. Parant, 1890-12-13, Recueil p. 961. Cf. Mohamed ben Belkassem, 1891-07-11, Recueil p. 542. Cf. Menestrel, 1842-12-15, Recueil p. 508

Analyse du Conseil d’Etat

Par la décision Société commerciale de l’Ouest africain, le Tribunal des conflits admet l’existence de services publics fonctionnant dans les mêmes conditions qu’une entreprise privée et donne naissance à la notion de service public industriel et commercial.

La société commerciale de l’Ouest africain était propriétaire de l’une des voitures qui furent gravement endommagées dans l’accident survenu au bac dit d’Eloka, service de liaison maritime situé sur la lagune du littoral de Côte d’Ivoire et exploité directement par la colonie. Aux fins de déterminer le juge compétent pour désigner l’expert dont la société demandait la nomination, le Tribunal des conflits a été amené à se prononcer sur la question de savoir si des services entiers de l’administration peuvent être regardés comme fonctionnant dans les mêmes conditions qu’une entreprise privée, auquel cas le juge compétent est le juge judiciaire.

Il était déjà admis que, pour certaines opérations isolées, l’administration pouvait agir comme un simple particulier sans user de prérogatives de puissance publique. L’admettre pour un service entier était plus délicat. Le Tribunal des conflits valida toutefois cette innovation et donna ainsi naissance, bien que le terme ne soit pas utilisé dans sa décision, à la notion de service public industriel et commercial.

C’est ainsi que des organes essentiellement administratifs, comme les collectivités publiques par exemple, peuvent exploiter de tels services : c’est le cas de l’État s’agissant du service des monnaies et médailles (CE, Bouvet, 9 janvier 1981, p. 4). A l’inverse, certains établissements auxquels la loi ou le décret les instituant a attribué un caractère industriel et commercial peuvent cependant exercer partiellement ou totalement des fonctions administratives. Tel est le cas par exemple de l’Office nationale des forêts (TC, 9 juin 1986, Commune de Kintzheim c/ Office national des forêts, p. 448).

Pour identifier un service public industriel et commercial, le juge, loin de s’en tenir aux qualifications parfois trompeuses des textes, à moins qu’ils ne soient de niveau législatif, met en oeuvre plusieurs critères dont les principaux sont l’objet du service, l’origine des ressources, les modalités du fonctionnement.

La qualification d’industriel et commercial donnée par la loi ou par le juge à un service entraîne en principe la compétence du juge judiciaire pour trancher les litiges le concernant. Mais cette compétence n’est pas générale : dans le domaine de la responsabilité en premier lieu, puisque le juge administratif se reconnaît compétent pour connaître des dommages de travaux publics causés à des tiers ainsi que des dommages causés par des services publics industriels et commerciaux dans l’exercice de prérogatives de puissance publique ; dans le domaine des contrats ensuite, puisque certains contrats relatifs à des services publics industriels et commerciaux, si le service est géré par une personne morale de droit public, peuvent avoir le caractère de contrat administratif si le second critère nécessaire à cette qualification est satisfait, ce second critère pouvant prendre plusieurs formes (contrat d’exécution de travaux publics, contrat d’occupation du domaine public, clauses exorbitantes du droit commun et enfin contrat confiant l’exécution même du service public). S’agissant du personnel enfin, les litiges les opposant au service relèvent toujours du juge judiciaire à l’exception du directeur et du comptable, s’il a la qualité de comptable public (Section, 8 mars 1957, Jalenques de Labeau, p. 158). Enfin, le juge administratif est compétent pour juger de la légalité des actes de portée générale des services publics industriels et commerciaux (TC, 15 janvier 1968, Compagnie Air France c/ Epoux Barbier, p. 789).