28 mai 1971 – Ville Nouvelle-Est
Expropriation pour cause d’utilité publique : la théorie du bilan
Analyse

Par l’arrêt dit “Ville nouvelle Est”, le Conseil d’État a approfondi son contrôle de l’utilité publique d’une opération, en développant la théorie du bilan.

En 1966, le gouvernement décida de créer, à l’est de Lille, un ensemble urbain nouveau comportant un complexe universitaire destiné à accueillir plus de trente mille étudiants et une ville nouvelle de vingt à vingt-cinq mille habitants. Le projet, affectant cinq cents hectares et s’élevant par son coût à un milliard de francs, devait entraîner l’expropriation et la démolition d’une centaine de maisons d’habitations. L’opération ayant été déclarée d’utilité publique par arrêté du 3 avril 1968, une association déféra cet acte à la censure du juge, en soutenant que la destruction d’une centaine de logements constituait un prix trop élevé pour la réalisation du projet, qui de ce fait n’avait pas d’utilité publique.

Traditionnellement, le juge administratif vérifiait si l’opération présentait en elle-même une utilité publique, in abstracto , sans tenir compte de l’implantation du projet ni s’attacher à ses inconvénients. Cette jurisprudence avait conduit à un affaiblissement du contrôle du juge, dès lors que celui-ci admettait l’utilité publique de toute opération présentant un caractère d’intérêt général, alors pourtant que les opérations d’urbanisme s’accompagnant d’expropriation gagnaient en ampleur.

C’est pourquoi, par l’arrêt dit “Ville nouvelle Est” , le Conseil d’État a considéré qu’une opération ne peut être légalement déclarée d’utilité publique que si les atteintes à la propriété privée, le coût financier et éventuellement les inconvénients d’ordre social qu’elle comporte ne sont pas excessifs eu égard à l’intérêt qu’elle présente. Par ce raisonnement, il met désormais en balance les avantages du projet avec ses inconvénients, qu’il s’agisse de son coût, de ses répercussions sur l’environnement ou de ses conséquences sur la propriété privée ; entre également en ligne de compte l’atteinte à d’autres intérêts publics (Ass., 20 octobre 1972, Société civile Sainte-Marie de l’Assomption, p. 657). En l’espèce, l’Assemblée du contentieux a jugé que, compte tenu du parti d’aménagement consistant à ne pas séparer les bâtiments universitaires des secteurs réservés à l’habitation et de l’importance de l’ensemble du projet, la circonstance qu’il soit nécessaire de détruire une centaine de maisons n’était pas de nature à retirer à l’opération son caractère d’utilité publique.

Dans ce contrôle du bilan, le juge tient compte de l’implantation de l’ouvrage en cause : c’est en fonction de sa localisation que le juge apprécie le coût de l’opération et l’importance des atteintes à la propriété privée, des inconvénients d’ordre social et de l’atteinte à d’autres intérêts publics. En revanche, il ne contrôle pas le choix opéré par l’administration entre deux localisations ou deux tracés qui sont chacun d’intérêt public : il s’agit là d’une question d’opportunité, et entre plusieurs options l’administration n’est pas tenue de choisir la meilleure localisation possible, comme l’a rappelé encore récemment le Conseil d’État (Ass. 28 mars 1997, Fédération des comités de défense contre le tracé est de l’autoroute A 28, p. 123).

Cette jurisprudence a débouché sur un nombre relativement limité d’annulations, parce qu’elle joue également un rôle préventif à l’égard de l’administration, aidée par la section des travaux publics du Conseil d’État lorsqu’elle est consultée sur les projets de déclarations d’utilité publique prononcées par décret. Toutefois, il peut arriver que des opérations importantes fassent l’objet d’une annulation, comme ce fut le cas pour les travaux de construction de l’autoroute A 400, qui devait relier, sur une distance de 35 kilomètres, l’autoroute A 40, au sud d’Annemasse, à Thonon-les-Bains, et dont le coût financier, de plus de 2,6 milliards de francs, a été considéré comme excédant l’intérêt de l’opération au regard du trafic attendu, compte tenu de l’abandon du projet de prolongement de la liaison jusqu’à la frontière suisse (Ass. 28 mars 1997, Association contre le projet de l’autoroute transchablaisienne et autres, p. 120).

28 mai 1971 – Ministre de l’équipement et du logement c/ Fédération de défense des personnes concernées par le projet actuellement dénommé “Ville nouvelle Est” – Rec. Lebon p. 409