Lorsqu’elle agit, l’Administration se doit de respecter certaines règles. L’ensemble de ces dernières est appelé les cas d’ouverture du recours pour excès de pouvoir. Ceux-ci se répartissent en deux catégories : les illégalités externes et les illégalités internes. Dans cette dernière catégorie, figurent notamment le contrôle de la qualification juridique des fait. Ce dernier varie selon la nature du pouvoir dont dispose l’Administration. C’est l’hypothèse présente dans l’affaire étudiée.

Dans cette affaire, le ministre de l’intérieur a interdit, le 28 Avril 1988, la circulation, la distribution et la mise en vente de l’ouvrage « Euskadi en guerre ». L’association Ekin a, alors, saisit le tribunal administratif de Pau pour faire annuler cette décision. Celui-ci a rejeté le 1° Juin 1993 cette requête. Un appel a donc été intenté devant le Conseil d’Etat qui a, le 9 juillet 1997, en assemblée, donné raison à l’association.

Avec cette décision, le Conseil d’Etat fait franchir un pas décisif à sa jurisprudence dans le domaine des publications étrangères. Ce pouvoir est, en effet, un pouvoir discrétionnaire de l’Administration. Longtemps réfractaire à touts contrôle, il fallu attendre 1973 pour que le juge administratif décide d’y appliquer le contrôle de l’erreur manifeste d’appréciation. L’arrêt Association Ekin est l’occasion pour le Conseil d’Etat d’approfondir son contrôle. En effet, le juge administratif décide de préciser les conditions d’utilisation de ce pouvoir. Ce faisant, il fait glisser son contrôle vers le contrôle normal de la qualification juridique des faits. Récemment, le Conseil d’Etat a poursuivi l’évolution de sa jurisprudence en invalidant les textes relatifs à la police des publications étrangères.
Il convient donc d’étudier, dans une première partie, les facteurs influençant le contrôle du juge administratif (I), et d’analyser, dans une seconde partie, les contrôles opérés dans l’affaire Association Ekin (II).

I – Développements sur les facteurs influençant le contrôle du juge administratif

Il importe, au préalable, de définir les deux types de pouvoir de l’Administration (A), puis d’en tirer les conséquences quant au contrôle opéré par le juge administratif (B).

A – Les deux types de pouvoir de l’Administration

L’Administration agit tantôt en compétence liée (1), tantôt dans le cadre d’un pouvoir discrétionnaire (2). Cette distinction renvoie aux possibilités d’action offerte par le droit à l’Administration.

1 – La compétence liée

Dans cette hypothèse, le droit impose deux obligations à l’Administration : d’une part agir ou ne pas agir, d’autre part, si elle doit agir, d’agir d’une certaine façon. Ainsi face à une situation de fait déterminée, le droit impose à l’Administration d’avoir un certain comportement. Elle n’a aucune possibilité de choix. Par exemple, la loi énumère les conditions auxquelles les permis de chasse doivent être délivrés. Si le postulant réunit les conditions posées par la loi, l’administration ne peut que lui donner satisfaction.

L’une des conséquences de cette définition est que les moyens par lesquels l’on contesterait la légalité d’une décision prise en compétence liée (compétence, forme, détournement de pouvoir) sont voués au rejet en tant qu’inopérants, dans la mesure où la décision devait de toute façon être obligatoirement prise.

Les choses sont toute autre dans le cadre d’un pouvoir discrétionnaire.

2 – Le pouvoir discrétionnaire

Le droit laisse à l’Administration un libre pouvoir d’appréciation pour décider si elle doit agir ou ne pas agir, et, si elle agit, pour déterminer elle-même le sens de sa décision. Sa conduite n’est donc pas dictée à l’avance par le droit. C’est l’Administration qui fixe ici librement, face à une situation de fait déterminée, son attitude. Alors qu’en compétence liée, c’est le droit qui détermine son attitude. Par exemple, l’Administration détient un pouvoir discrétionnaire pour accorder ou refuser, lorsqu’un particulier en fait la demande, l’autorisation d’occuper à titre privatif une portion du domaine public, pour y installer une terrasse de café par exemple. Dans ce cas, c’est elle seule qui choisit la décision à prendre. C’est aussi le cas, comme en l’espèce, du pouvoir de police administrative des étrangers.

Ce pouvoir se justifie par l’impossibilité pour le législateur et le juge de déterminer à l’avance le sens des décisions à prendre dans de multiples hypothèses. Il est nécessaire de laisser à l’Administration une certaine marge de manœuvre afin qu’elle prenne les décisions les plus opportunes possibles.

Ces deux types de pouvoirs débouchent sur plusieurs types de contrôles.

B- Les différents contrôles du juge administratif

Le différence de contrôle porte sur le fait de savoir si le juge administratif contrôle ou non la qualification juridique des faits. Il faut donc, d’abord, la définir (1), puis analyser les différents contrôles du juge administratif (2).

1 – La notion de qualification juridique des faits

Le contrôle de la qualification juridique des faits se manifestent dans les arrêts par la formule « ces faits sont de nature à justifier juridiquement la décision ». Mais, cette formule n’est pas claire.

L’on peut définir la qualification juridique des faits comme l’opération intellectuelle qui consiste à ranger des faits existant dans une catégorie juridique préétablie, pour leur appliquer des conséquences de droit. L’on est donc en présence de trois éléments : des faits, une catégorie juridique (ou condition) et des conséquences juridiques c’est-à-dire une décision juridique déterminée. Il faut donc se demander si les faits rentre dans la catégorie juridique en cause pour savoir si la décision doit être prise.

Par conséquent , pour que le juge administratif puisse contrôler si la qualification juridique des faits a été correctement opérée, encore faut-il qu’il ait à sa disposition une catégorie juridique déterminée pour vérifier si les faits y correspondent, autrement dit que le droit précise la catégorie ou qu’il énonce les conditions d’exercice du pouvoir pour qu’il puisse ainsi s’y référer.

Dans quelle situation est-ce possible ?

2 – Les contrôles du juge administratif

En compétence liée, le droit détermine les conditions dans lesquelles l’Administration peut et doit agir. Ainsi, le droit fixe une catégorie juridique, à charge pour l’Administration de se demander si la situation à laquelle elle est confrontée y correspond et ainsi prendre ou pas la décision prévue. Au juge, ensuite, de contrôler si l’Administration n’a pas commise d’erreur dans cette opération, c’est-à-dire n’a pas mal qualifié les faits. Ici, le contrôle de la qualification juridique des faits est donc possible parce que le droit détermine à l’avance une catégorie juridique. La comparaison est possible.
En revanche, face au pouvoir discrétionnaire, le juge administratif ne peut pas opérer le contrôle de la qualification juridique des faits. En effet, ici le droit ne détermine aucune catégorie ou conditions pour l’exercice du pouvoir de l’Administration. Elle est libre de décider en opportunité. Par conséquent, il n’existe aucune norme de référence, ou aucune catégorie, à laquelle il puisse comparer les faits. Autrement dit, il ne peut pas vérifier si les conditions posées à la prise de la décision étaient ben remplies, puisque ces conditions n’existent pas. Le contrôle de la qualification juridique des faits est donc logiquement, intrinsèquement impossible. Il est donc remplacé par un contrôle de l’erreur manifeste d’appréciation et un plein contrôle de proportionnalité.
Il peut, cependant, arriver que les domaines respectifs de chacun de contrôles évoluent comme c’est le cas pour la police des publications étrangères.

II – Les contrôles opérés en matière de police des publications étrangères

Ce domaine a d’abord fait l’objet d’un contrôle limité à l’erreur manifeste d’appréciation (A), puis le juge a fait évoluer son contrôle en passant au contrôle de la qualification juridique des faits (B).

A – Le contrôle de l’erreur manifeste d’appréciation

Il importe, au préalable de la définir (1), puis d’analyser son introduction dans le domaine de la police des publications étrangères (2).

1 – La notion d’erreur manifeste d’appréciation
Il s’agit pour le juge administratif d’apprécier les faits à la base de la décision. L’EMA peut se définir comme une erreur grossière, flagrante, repérable par le simple bon sens, qui « saute aux yeux », et qui entraîne une solution choquante dans l’appréciation des faits par l’autorité administrative. Autrement dit, il ne doit pas y avoir une disproportion manifeste entre la décision et les faits qui l’ont provoquée. Le juge administratif impose par là un minimum de logique et de bon sens à l’Administration. Cette technique a l’avantage de préserver le pouvoir discrétionnaire dans la mesure où une simple erreur ne suffit pas, et de garantir les droits des individus, puisque l’Administration sera sanctionnée si elle commet une erreur grossière. Apparue dans les années soixante avec des arrêts anodins comme l’arrêt Lagrange en matière d’équivalence d’emplois publics (CE, sect., 15/02/1961), ou encore l’arrêt Ministre de l’agriculture contre consorts Bruand (CE, 19/04/1961), il faut attendre 1973 pour qu’elle soit introduite dans le domaine des publications étangères.

2 – L’introduction dans le domaine des publications étrangères


Le domaine de l’EMA est évolutif. Il dépend de la volonté du juge administratif d’accroître son contrôle sur certaines activités de l’Administration. Il n’est pas possible de dresser un tableau complet des différentes solutions jurisprudentielles. Mais, l’on peut délimiter quelques grands domaines où intervient l’erreur manifeste d’appréciation. Ainsi, le juge contrôle l’EMA en matière d’urbanisme, d’interventionnisme économique, ou encore s’agissant de la notation des fonctionnaires, de la nomination au tour extérieur, et des sanctions disciplinaires (CE, sect., 9/06/1978, Lebon).

Dans le domaine des publications étrangères, c’est en 1973 que le juge a introduit le contrôle de l’EMA (CE, ass., 2/11/1973, SA « Librairie François Maspéro). Le domaine des publications étrangères illustre bien le caractère évolutif de l’EMA. En effet, le juge peut très bien décider d’approfondir son contrôle en le faisant passer de l’EMA au contrôle de la qualification juridique des faits comme c’est le cas en l’espèce.

B – L’approfondissement du contrôle du juge administratif

L’arrêt Association Ekin est l’occasion pour le Conseil d’Etat de faire basculer son contrôle des publications étrangères vers le contrôle normal (1). De plus, ce domaine a récemment fait l’objet de profondes modifications puisque le Conseil d’Etat a invalidé les textes régissant cette matière (2).
1 – Le passage au contrôle normal
Le passage au contrôle normal n’est pas uniquement synonyme de changement de contrôle, il est aussi synonyme de transformation de la nature des pouvoirs de l’Administration. En effet, lorsque le juge ne contrôle que l’EMA, l’Administration dispose d’un pouvoir discrétionnaire. Mais, pour basculer vers le contrôle normal, le juge doit préciser les conditions d’exercice du pouvoir. Ce faisant, il l’encadre de conditions qui le transforment en compétence liée. C’est ce mécanisme qui est suivi dans la décision Ekin.

Ainsi, le Conseil d’Etat relève d’abord qu’il n’existe aucune disposition législative permettant d’encadrer le pouvoir de l’Administration dans le domaine des publications étrangères. Il décide alors de les fixer lui-même. Slon lui, les restrictions à apporter au pouvoir du ministre de l’intérieur « résultent de la nécessité de concilier les intérêts généraux dont il a la charge avec le respect dû aux libertés publiques, notamment de la liberté de la presse ». Et le juge conclue qu’il doit vérifier si la publication interdite est de nature à causer à ces intérêts un dommage justifiant l’atteint portée aux libertés publiques, ce qui est le cas dans l’affaire étudiée.

Quelques années après cette décision, le Conseil d’Etat est venu mettre un point final à cette évolution jurisprudentielle.

2 – L’annulation des textes régissant la police des publications étrangères

C’est sous la pression de la Cour européenne des droits de l’homme que le Conseil d’Etat a été poussé à évoluer. En effet, cette dernière a reconnu la contrariété d’avec le Convention européenne des droits de l’homme des textes régissant la police des publications étrangères (CEDH, 17/07/2001, Ekin c/ France). Saisi d’un recours contre le refus d’abroger le décret du 6 mai 1939, le Conseil d’Etat a reconnu la contrariété entre ce texte et la convention européenne des droits de l’homme (CE, 7/02/2003, GISTI). Est, ainsi, mis un terme à la police des publications étrangères.