Que penser de tout cela ?
Le décret n°90/1483 du 9 novembre 1990 donne la définition suivante du débit de boissons, à savoir: « tout lieu ou local aménagé pour la vente, aux fins de consommation ou d’enlèvement, de boissons hygiéniques, de vins ou de boissons alcooliques». Cette définition par la nature des boissons vendues, consommées ou enlevées, facilite la détermination du champ d’application de ce décret.
L’article 3 du décret renforce cette définition par le contenu en procédant à, une énumération des boissons entrant dans les groupes de breuvage concernés.
1 la bière provenant de la fermentation d’un moût préparé à l’aide de malt d’orge, de riz ou de mais, de houblon et d’eau,
2 le cidre, le poiré résultant de la fermentation du jus de pommes et de poires fraîches et d’une manière générale, tout jus fermenté de fruits frais tels le citron, l’orange, l’ananas, la calebasse, la framboise, la grenade, la cerise, la groseille, à l’exception du vin.

Constituent les boissons alcooliques toutes boissons autres que le vin et celles visées ci-dessus. Il s’agit des boissons spiritueuses.
Ce décret, à l’évidence n’exclut pas de son champ d’application, les «alcools indigènes» qui sont des boissons alcooliques. Ils font partie des spiritueux. Ils relèvent de la licence de première catégorie, première classe et de la deuxième catégorie quatrième classe dont l’exploitation est autorisée par arrêté du Préfet après dépôt d’un dossier constitué de :
2 une demande timbrée, indiquant les noms, prénoms, date de naissance, profession, domicile du requérant, le lieu pressenti pour l’ouverture de l’établissement, la catégorie et la classe de la licence sollicitée;
3 la quittance justifiant le paiement de la contribution des licences.

Mais, la conviction a pris force, la croyance est générale: les différents administrateurs camerounais ont toujours fait une lecture subjective et une application sélective de ce décret. En effet, au lieu de lire le décret et l’appliquer, ils continuaient à avoir à l’esprit les interdits et les préjugés défavorables qui entouraient les alambics depuis la période coloniale. Toutes les autorités administratives, chargées de l’application de ce décret et de celui qui l’a précédé (décret n°73/659 du 22 octobre 1973) se sont comportées comme ce visiteur d’un jardin zoologique à éléphants dont parle le sociologue PITIRIM SOROKIN qui, lui a plutôt vu de magnifiques insectes, des moustiques, mais quand ses amis lui demandent s’il a trouvé des éléphants dans le zoo, il avoue qu’il n’en a pas remarqué: Les autorités n’ont pas vu les aspects se rapportant aux alambics parce que 1 idéologie de l’interdiction des «spiritueux indigènes» qu’avait véhiculés le colon nous aveuglait tous.
Au lieu d’appliquer le droit positif, c’est à dire la loi telle qu’elle est, le « lex lata», les autorités administratives imaginaient seulement que les spiritueux locaux étaient interdits. Alors que le seul texte qui édictait cette interdiction est bel et bien le décret de 1928.
L’Administration camerounaise a réglementé les débits de boissons en 1973 et 1990 y compris les boissons spiritueuses, sans en exclure une seule. Si la volonté du pouvoir réglementaire avait été en 1990 de maintenir les dispositions du décret de 1928, il aurait énuméré de manière limitative les boissons alcooliques tombant sous le coup de la nouvelle réglementation à l’instar de ce que ce texte a fait pour les boissons hygiéniques. En adoptant une formule générale, « les boissons alcooliques», à l’inverse des boissons hygiéniques, le pouvoir réglementaire a voulu insinuer que les autorités administratives ont une compétence générale sur tout ce qui est spiritueux et que cette compétence n’est pas précisément déterminée par la loi, elle n’est pas une compétence d’attribution.
Il est de jurisprudence constante que lorsque deux textes d’égale portée traitant du même objet sont en conflit, c’est le plus récent qui s’applique. Si les dispositions de deux décrets sont divergentes, c’est le décret postérieur qui prime, celui ci abrogeant celui là. C’est le principe de la règle postérieure « lex posterior priori dérogat ». C’est le dernier en date qui s’applique : c’est l’abrogation tacite qui se distingue de l’abrogation expresse. Qui plus est, l’article 23 du décret de 1990 est sans équivoque : « sont abrogées toutes les dispositions antérieures contraires, notamment celles du décret n’73/659 du 22 octobre 1973, portant réglementation des débits de boissons…». Cet article a donc purement et simplement abrogé le décret de 1973 et les autres qui sont contraires à ce décret et qui n’ont pas été cités (dont celui de 1928 qui interdisait la détention des alambics) pour la simple raison que l’adverbe notamment employé dans ces dispositions souligne que l’énumération qui suit n’est pas limitative. Les textes suivants étaient par conséquent abrogés :
4 le décret de 1928 interdisant la détention, la circulation des alambics au Cameroun ;
5 le décret du 24 mai 1931 réglementant le régime e de l’alcool au Cameroun, la vente et la circulation des boissons alcooliques et des, boissons hygiéniques et fixant les licences applicables au commerce de ces boissons dans les territoires du Cameroun. sous mandat français ;
6 le décret du 08 juillet 1933 modifiant celui du 24 mai 1931 portant réglementation du régime des alcools au Cameroun ;
7 le « liquor licensing ordinance » chapitre 114 de 1948 complété par le « liquor licensing ordinance » de 1958, chapitre 105.

L’interdiction qui frappait les liqueurs indigènes ‘a été ainsi levée depuis, 1973, de soi te que l’abrogation explicite de ce décret par celui du 22 novembre 1993 fixant les modalités d’application de la loi régissant l’activité commerciale au Cameroun était devenue redondante et superflue. En droit, ce qui n’est pas interdit est permis. Mais les autorités administratives, ont plutôt souvent et toujours appliqué la loi telle qu’elles la concevaient et non telle qu’elle est.
Si la libéralisation totale des alambics n’est pas acceptable, l’interdiction de ces produits, bien que salutaire sur le coup est une mesure conservatoire et provisoire qu’il faut dépasser : interdire définitivement la détention et la vente des liqueurs traditionnelles revient à croire que l’activité peut être éradiquée. Ce serait espérer illusoirement que les spécialistes de la tectonique des plaques peuvent prétendre en finir avec les éruptions volcaniques. La mise en quarantaine des alambics, loin de faire disparaître l’activité, va plutôt développer la production et,la consommation souterraine de ces breuvages qui seront placés en cachette comme le chanvre indien.
Les pourfendeurs de l’interdiction de la vente des spiritueux locaux soulignent sans pertinence, que les autorités coloniales avaient interdit ces boissons pour imposer leur culture, leur commerce et assurer le monopole économique aux produits occidentaux. Cela est d’autant plus vrai que cette préoccupation apparaît sans équivoque dans le rapport de présentation de ce décret où Léon Perrier, Ministre des Colonies de l’époque au moment de soumettre ce projet de décret à la signature du Président de la République française, écrit: « Monsieur le Président, dans le but d’éluder au Cameroun, les dispositions destinées à enrayer la vente des boissons alcooliques aux indigènes et le paiement des droits d’importation sur les alcools, quelques particuliers installés dans le territoire, ont tenté de recourir à la distillation clandestine. De telles pratiques, s’il n’y était mis un terme, auraient pour principal résultat d’entraîner une augmentation de la consommation des alcools, si funeste au développement démographique des races autochtones.
Dans ces conditions, il m’a paru que la façon la plus simple et la plus rapide de s’opposer à la production non autorisée de l’alcool consisterait à interdire purement et simplement la détention et la circulation des alambics, sauf en ce qui concerne les appareils utilisés pour des expériences en laboratoire.
Tel est l’objet du projet de décret ci joint que j’ai l’honneur de soumettre à votre sanction.
Il est à remarquer également que les alcools aussi respectés que le whisky ont connu leur période de clandestinité. Lorsque les Normands envahissent l’Angleterre, ils pourchassent les distillateurs de cet alcool celte qu’ils ne connaissent pas. Les alchimistes se sont réfugiés dans les zones inhospitalières pour continuer à produire cet alcool cher aux Ecossais. Il a fallu attendre des décennies pour que le whisky soit codifié et reconnu.

Pendant la deuxième» guerre mondiale, le Gouvernement de Vichy qui occupait la France a interdit la vente d’anis, matière première du pastis. Pendant cette période, Paul Ricard s’en est allé prudemment à Cameroun. La production et la vente du pastis n’ont redémarré et ne se sont développés que dans les années d’après guerre. La vérité est que, historiquement, là où tous ces spiritueux ont été interdits, ils l’ont été, non par l’administration nationale, mais par les autorités d’occupation, la puissance occupante ou colonisatrice. En Angleterre, c’était les normands pour le whisky qu’on ne présente plus. En France, c’était les allemands après l’occupation allemande pour le pastis qualifié aujourd’hui par tous les superlatifs « RICARD, meilleur ami de l’eau » ou « le vrai pastis de Marseille » ou même RICARD, le vainqueur de la soif ». Au Cameroun, c’était les français en tant que puissance mandataire pour les alambics.
Le slogan « Consommons camerounais» est dénué de sens, le développement industriel et commercial est hypothéqué dès lors que les boissons locales continuent à être frappées d’ostracisme et acculées à la clandestinité.
En matière de spiritueux, les allemands ont le schnaps, les français ont le cognac et le Calvados, les japonais ont le saké, les britanniques le whisky, les américains le bourbon, les canadiens le rye, les irlandais le whiskey, etc … Le Cameroun doit valoriser ses produits locaux (le Hahh, l’Arki, l’Angwandjang, l’Afofok…). Ceci passe par la fin de l’incompétence négative de l’autorité administrative matérialisée du régime des alcools au Cameroun en ***** s’attaquant deux volets de problèmes, la production et la commercialisation.
1 La réglementation de la production suppose :
2 la fixation d’une norme de fabrication. Ces normes de fabrication doivent être présentées par nos polytechniciens,
3 la détermination du titre d’alcool, c’est à-dire la fixation de la quotité d’alcool
4 qui doit être ramenée à moins de 43° ;
5 le contrôle de la qualité, c’est à dire des prélèvements périodiques pour le conditionnement de l’alcool avant les circuits de distribution et d’approvisionnement. Un laboratoire national dénommé « le Laboratoire National de Contrôle de Qualité » pourrait être mis en place à ce sujet en rapport avec le Ministère de la Recherche Scientifique et Technique,
6 le contrôle sanitaire périodique pour vérifier les conditions d’hygiène et de salubrité des installations de distillerie ;
7 la déclaration ou l’autorisation préalable avant toute production d’alcool. Ainsi, tout bouilleur, toute personne qui veut ouvrir une fabrique de boisson devra préalablement, à 1 ouverture de son établissement déposer au bureau du Sous préfet ou du préfet.

a les noms, prénoms, date et lieu de naissance, profession et domicile,
b le lieu où doit être ouvert l’établissement.

Cela responsabiliserait les bouilleurs qui seraient mieux contrôlés et plus attentifs quant aux règles d’hygiène, aux normes de fabrication, au contrôle de la qualité. C’est toute ouverture d’une fabrique d’alcool aux risques et périls du bouilleur qui serait considérée comme clandestine et punie comme telle, les alcools trouvés dans l’établissement saisis.
Le Gouvernement pourrait même créer comme en France, une Agence d’Assistance à la promotion des Activités Artisanales (A.A.P.A.A) et une Agence d’Assistance à la Gestion des Entreprises Communautaires (A.A.G.E.C) pour financer cette activité et l’encourager, de même que d’autres activités artisanales.
Quant à la commercialisation, le contrôle sanitaire périodique pour vérifier les conditions d’hygiène et de salubrité des points de vente et des emballages et contenants peut intéresser les autorités investies du pouvoir réglementaire.
La commercialisation ne fait pas problème puisque ces liqueurs relèvent théoriquement de la réglementation en vigueur (décret de 1990) et sont soumises au régime des licences de première catégorie, première classe et 2ème catégorie, 4ème classe que délivre le Préfet. C’est toute exploitation de ces boissons sans cette autorisation du Préfet qui est considérée comme clandestine avec les effets de droit prévus à l’article 18 du décret précité : boissons saisies et vendues aux enchères publiques au profit du trésor public.
Beaucoup d’autres mesures pourraient être édictées si la réflexion est méthodiquement menée en rapport avec les administrations ressources que sont al Recherche Scientifique et Technique, le Développement Industriel et Commercial , les Finances, la Santé Publique, l’Agriculture.
Aux termes de l’article 24 du décret n°90/1483 du 9 novembre 1990, « le Ministre chargé de l’Administration Territoriale prendra, en tant que de besoin, les textes d’application du présent décret ». Cela signifie que, c’est au Ministre de l’Administration Territoriale et de la Décentralisation qu’incombe la mission d’assurer l’exécution et l’application de ce décret. Ce décret l’habilite à prendre les dispositions réglementaires qu’exige l’application des lois. Il convient donc que le Ministre en charge de l’Administration Territoriale reprenne l’initiative de conduire la concertation interministérielle et conduise l’élaboration des textes sur les spiritueux traditionnels que sont l’odontol, le bili bili, l’arki, etc. et propose à la sanction du Président de la République ou du Premier Ministre, un projet de texte avec comme conséquence, le retrait de l’acte d’interdiction du Ministre d’Etat chargé du Développement Industriel et Commercial.