C.E., 3 févr. 1911, Anguet

(Rec., p. 146)

(Req. n° 34.922 – MM. de Tinguy du Pouët, rapp. ; Riboulet, c. du g. ; Me Mihura, av.)

Vu la requête pour le sieur Anguet…, tendant à ce qu’il plaise au Conseil annuler la décision implicite de rejet, résultant du silence gardé pendant plus de 4 mois par le ministre du Commerce, de l’Industrie et des Postes et Télegraphes sur la demande d’indemnité formulée par le requérant ;

Ce faisant, attendu que, le 11 janv. 1908, le sieur Anguet étant entré à 8 h 35 du soir dans le bureau de poste établi au n° 1 de la rue des Filles-du-Calvaire, pour y encaisser le montant d’un mandat trouva fermée, lorsqu’il voulut sortir, la porte affectée au passage du public ; que, sur les indications d’un employé, il pénétra, alors dans la partie du bureau réservée au personnel pour gagner une autre issue, mais que deux employés occupés au maniement des valeurs postales, estimant qu’il passait trop lentement près d’eux, se précipitèrent sur lui et le poussèrent si brutalement dans la rue qu’il fut renversé et se brisa la jambe; qu’il résulte des piéces versées au dossier, notamment, de la déposition du sieur Fautenelle qui avait remplacé au guichet, le sieur Anguet, qu’aucune faute n’est imputable à ce dernier ; que, dès lors, l’État doit être déclaré responsable des conséquences de l’accident ; qu’en effet, si les deux employés qui avaient maltraité le requérant ont été, depuis lors, condamnés correctionnellement, la cause dudit accident n’en réside pas moins dans un mauvais fonctionnement du service, résultant, soit de la fermeture prématurée de la porte du public, soit de la mauvaise disposition de celle réservée aux employés ; que, dans la détermination de l’indemnité due au sieur Anguet, il y a lieu de tenir compte des éléments suivants :

1. les frais de traitement qu’il a dû supporter ;

2. les pertes diverses qu’il a subies par suite de la cessation de ses fonctions de vendeur au Bon Marché où il gagnait en moyenne 450 francs par mois et où il ne pourra sans doute jamais rentrer, pertes de salaires, de retraite et de participation à la caisse de prévoyance ;

3. l’incapacité partielle de travail dont il restera atteint et qui aura pour effet de réduire, dans l’avenir, son salaire dans la proportion de la moitié ;

4. le préjudice moral et matériel résultant pour lui de l’accident lui-même et de ses conséquences ; condamner l’État à payer au sieur Anguet une somme de 93.002 fr. 05, avec intérêts à compter du 27 juill 1908, jour de la demande adressée au ministre ; mettre tous les dépens à la charge de l’Etat ;
5.

Vu les observations présentées par le ministre des Travaux publics des Postes et des Télégraphes…, tendant au rejet de la requête, par les motifs, que lorsque le sieur Anguet est entré dans le bureau de poste, il était en état d’ébréité ; que, d’autre part, c’est à raison de son obstination à ne pas sortir, qu’il a été bousculé par les employés ; que si ceux-ci ont encouru une responsabilité par leur brutalité, les conséquences de cette faute lourde ne doivent point être mises à la charge de l’Etat, l’accident ne pouvant en aucune façon être attribué au fonctionnement du service public ; que, d’ailleurs la demande d’indemnité formulée par le requérant est très exagérée ; que les seuls dommages qui soient aujourd’hui certains sont ceux résultant des frais de son traitement et du chômage, qui lui a été imposé ; que les dommages peuvent être estimés au maximum à 8.002 fr. 05 ;

Vu les lois des 24 mai 1872 et 17 juill. 1900 ;

*1* Considérant qu’il résulte de l’instruction, que la porte affectée au passage du public dans le bureau de Poste établi au numéro 1 de la rue des Filles-du-Calvaire a été fermée, le 11 janv. 1908, avant l’heure réglementaire et avant que le sieur Anguet qui se trouvait à l’intérieur de ce bureau eût terminé ses opérations aux guichets ; que ce n’est que l’invitation d’un employé et à défaut d’autre issu que le sieur Anguet a effectué sa sortie par la partie du bureau réservée aux agents du service ; que, dans ces conditions, l’accident, dont le requérant a été victime, par suite de sa brutale expulsion de cette partie du bureau doit être attribué, quelle que soit la responsabilité personnelle encourue par les agents, auteurs de l’expulsion, au mauvais fonctionnement du service public ; que, dès lors, le sieur Anguet est fondé à demander à l’Etat, réparation du préjudice qui lui a été causé par ledit accident ; que, dans les circonstances de l’affaire, il sera fait une équitable appréciation de ce préjudice en condamnant l’Etat à payer au sieur Anguet une somme de 20.000 francs pour toute indemnité, tant en capital qu’en interêt ;… (Est annulée la décision implicite résultant du silence gardé pendant plus de quatre mois par le ministre des Postes, Télégraphes et Teléphones sur la demande d’indemnité formulée par le sieur Anguet ; l’Etat paiera au sieur Anguet une somme de 20.000 francs pour toute indemnité, qui portera intérêts à compter de la présente decision ; l’État supportera la totalité des depens.)